C’est à Jack Welch, l’ancien CEO de General Electric, que l’on doit l’idée du mentorat inversé. A savoir assigner, de manière systématique, de jeunes mentors à des collaborateurs plus âgés peu à l’aise avec internet mais parfaitement au fait des rouages de l’entreprise. Vingt ans plus tard, le reverse mentoring est enseigné dans de prestigieuses écoles. Mais qu’en est-il de la pratique dans les entreprises suisses?
Une expérience reconduite chez UBS
Ces dernières années, de grands groupes bancaires, comme UBS ainsi que Swisscom, Axa Assurance, Helvetia ou La Poste, ont développé des programmes de mentorat inversé. Dans les PME et les start-up, ce type d’expérience se fait au compte-goutte ou de manière non formalisée. Reste que tous les acteurs ayant expérimenté un tel modèle se montrent intarissables sur le sujet. C’est le cas d’Andy Kollegger, qui vient tout juste de terminer une expérience de mentorat inversé d’un an, à raison d’une douzaine de rencontres. Enchanté par cette pratique nouvelle, le responsable de la clientèle entreprises internationales chez UBS, qui dirige 400 collaborateurs, témoigne avec un enthousiasme rare.
«Je suis un fervent supporter du mentorat inversé, d’autant plus que l’idée est venue des collaborateurs et non du senior management, précise-t-il. Mon mentor a la trentaine, j’ai 50 ans. Il m’a challengé sur plusieurs points: la communication, dans son contenu et son efficacité; les RH, englobant les questions du recrutement et du leadership; et la stratégie, dans le sens d’être capable de la présenter et de la faire fonctionner. Le dernier défi est celui qui m’a apporté le plus car il s’agissait d’observations générales sur ma manière d’être.»
Andy Kollegger poursuit: «Mon mentor m’a fait remarquer que je devrais gagner en empathie et plaisanter davantage lorsque je parle, parfois en m’impliquant personnellement. Plus vous avez de responsabilités dans une entreprise, moins vous avez de feed-back de ce type. Cela a été extrêmement profitable pour moi.» Cette initiative, qui complète bien des formations traditionnelles, lui a apporté d’autres compétences, que le manager d’UBS tient à partager. «J’ai également appris sur le plan de la communication. On ne sait jamais si on en fait trop ou pas assez et comment notre message est perçu. Grâce à mon mentor, j’ai élargi mon horizon. Et lorsque j’annonce une décision, j’explique davantage le contexte qui m’a amené à la prendre.»
Les bienfaits d’une relation informelle
En 2019, dix paires ont ainsi été formées chez UBS. Les rencontres se sont faites de manière relativement informelle, sans règles de durée ou documents spécifiques. Seul critère obligatoire: qu’il n’y ait pas de relation hiérarchique directe entre les membres du binôme. Après un an, le ressenti des participants a été si positif que la démarche a été reconduite cet automne.
«Au cours du programme, certains ont montré un peu de frustration, parce que l’un ou l’autre interlocuteur n’était pas assez disponible ou que la barrière de la hiérarchie, qui existe malgré tout, était difficile à surmonter, relate Andy Kollegger. Les duos discutaient alors entre eux afin de trouver un moyen d’amélioration. Il était aussi possible de changer de mentor. Comme dans la vie, les compatibilités dépendent souvent de la personnalité de chacun.»
Inévitablement, un lien personnel se crée lors de ces échanges hors du cadre habituel. «C’est une relation qui amène autant au «mentoré» qu’au jeune mentor, relève le banquier. Dans mon cas, mon mentor a pu accéder à un réseau plus étendu, car, comme ces binômes sont connus des collaborateurs, il a été approché par plusieurs personnes, notamment pour me faire passer des messages. Il a ainsi acquis une visibilité plus importante dans l’entreprise.»
L’intérêt est de rester compétitif et en phase avec les évolutions technologiques et sociales.
José Achache, directeur d’AP-Swiss, suit de nombreuses start-up et entreprises dans le secteur de l’aérospatiale. Le modèle cher à Jack Welch est devenu sa marque de fabrique. «A 67 ans, je pratique le mentorat inversé presque au quotidien, s’amuse-t-il. Ça m’a permis d’évoluer. L’intérêt de cette pratique est de rester compétitif, en phase avec l’évolution des outils technologiques et les évolutions sociales.» Le dirigeant met cependant en garde contre certaines dérives, comme le jeunisme ou les modes dans le monde du travail.
Le Genevois a eu trois carrières dans sa vie: celle à l’université à Paris, où il était chargé des doctorants, celle ensuite où il a dirigé des organisations comme l’Agence spatiale européenne ou le groupe intergouvernemental GEO et, depuis 2012, avec AP-Swiss, celle où il encadre des start-up telles que Geosatis, Altyn et Astrocast. «Lorsque vous suivez des thésards, ils en savent beaucoup plus que vous sur leur sujet. C’est par définition du mentorat inversé. La recherche est un environnement parfait pour ça et le gain va dans les deux sens. C’est pareil dans le milieu des start-up», observe-t-il.
Il marque un temps de pause avant de poursuivre: «C’est différent dans les grosses structures ou administrations. Pendant dix-sept ans, j’ai dirigé des organisations de grande taille où j’ai très peu acquis de nouvelles compétences. Il n’y avait pas de place pour le reverse mentoring, alors qu’ailleurs ça se met en place naturellement. Plus la taille de l’entreprise est importante, plus il faut formaliser des modèles de ce type. Mais, à mon sens, le fait que ce soit informel a une grande valeur et rend la relation encore plus puissante.»
Eviter les «yes-men»
Considérée comme un mentor par de nombreuses membres de l’association Business and Professional Women (BPW), qui regroupe 2300 femmes en Suisse, la présidente Claudine Esseiva (42 ans) ne se définit pas comme tel. Elle apprécie cependant la formule. Dans son travail chez Furrerhugi, un bureau de communication proche du monde politique, des coachings sont organisés une fois par mois entre collègues. «C’est du mentorat, parfois inversé parfois traditionnel, que l’on pratique par exemple pour de la relecture de documents, en prenant soin de répondre à la sensibilité de chaque génération, pour trouver le bon support de campagne ou encore pour mieux s’exprimer face aux médias», explique la Fribourgeoise.
Pour que ce mentorat fonctionne, il faut avoir la capacité d’être à l’écoute et prendre du temps.
ette démarche doit toutefois se faire sur la base du volontariat et ne convient pas à tout le monde, souligne-t-elle. «Pour qu’un mentorat inversé fonctionne, il faut avoir la capacité d’être à l’écoute et prendre du temps pour cela. C’est très utile pour un dirigeant entouré de «yes-men», cela pour autant qu’il ait suffisamment de leadership pour se montrer ouvert à la critique et à un échange honnête et constructif.»
La question du mentorat inversé taraude depuis quelque temps déjà BPW Suisse et plusieurs membres s’y sont mises comme Valérie Cionca, la responsable du club Vaud et cofondatrice de l’Institut du changement émergent. «Ces mentorats sont un accélérateur de carrière, souligne-t-elle. Cette année, j’ai travaillé mon positionnement sur LinkedIn avec une jeune femme de 30 ans, alors que j’en ai 53. Elle m’a donné la confiance nécessaire pour publier moi-même des informations.»
Du côté du club Valais, l’économiste Esther Trachsel-Baumann souhaite mettre en place des ateliers rapidement entre les juniors et les seniors de l’association. Même volonté dans toute la Suisse romande. «Cela permettra de motiver nos membres expérimentées à utiliser notre base de données, ainsi que les réseaux sociaux», conclut Souad Hächler, la responsable pour la Romandie. Un élan qui se confirme par la publication d’un livre sur le mentorat inversé, au printemps prochain, par Sandra Jauslin, l’une des membres de BPW.
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Du mentorat culturel à l’enseignement entre enfants
Nathalie Lesselin a créé la start-up Kokoro Lingua, qui déconstruit complètement les codes de l’apprentissage traditionnel. Une idée qui lui est venue à la suite d’un séjour au Japon.
Nathalie Lesselin est, en quelque sorte, un produit du mentorat inversé. Ce modèle a conditionné inconsciemment son approche de la vie professionnelle. Avec sa start-up Kokoro Lingua, elle propose une plateforme pour apprendre une langue grâce à un enfant professeur qui enseigne à un autre enfant, parfois même plus jeune.
«J’ai vécu moi-même une expérience de mentorat inversé lorsque je travaillais au Japon, se remémore la Neuchâteloise. A 18 ans, j’ai été engagée pour un stage de quelques mois dans une banque à Nagasaki. Une équipe de cadres seniors m’observait sur le terrain, en ville, en société, pour comprendre comment je fonctionnais en tant qu’Européenne, comment je posais les questions, qu’est-ce qui m’intéressait. De mon côté, j’ai énormément appris sur les usages dans le monde économique japonais.»
«Ce qui est fou, c’est que c’était il y a plus de vingt ans, s’amuse celle qui a ensuite travaillé dans l’industrie du luxe, puis du médical. Ces notions d’observation et de mimétisme sont fondamentales et c’est aujourd’hui l’une des pierres angulaires de la plateforme Kokoro Lingua.» Sa start-up, incubée à Microcity, accumule les récompenses dans les événements internationaux liés à l’éducation: médaillée d’or au Concours Lépine en 2018, puis finaliste au BETT de Londres, aux côtés de Microsoft et Lego. Enfin, l’hiver dernier, le GESS de Dubaï lui a décerné le titre de Meilleure ressource pour l’éducation en primaire, un succès qui débouche sur une demande de 60 écoles au Moyen-Orient. Actuellement, 50 000 enfants suivent son programme, dans 30 pays.
«Dans cette aventure, je vis mon reverse mentoring tous les jours, avec les spécialistes du digital et les monteurs vidéo, dont le plus jeune a 19 ans, s’amuse Nathalie Lesselin. Il y a aussi mes petits professeurs. On a parfois près de quarante ans d’écart, mais en les observant, je réapprends des notions oubliées, comme être fonceur ou être libre de se tromper. Ces enfants sont comme de petits mentors pour moi.»