Spencer Silver, chimiste du groupe 3M, n’aurait jamais créé les post-it s’il ne s’était pas trompé en mélangeant certains composés chimiques. Les frères Kellogg n’auraient jamais inventé leurs fameux corn-flakes s’ils n’avaient pas oublié une casserole de maïs sur le feu. Mais rien n’y fait: dans une sphère entrepreneuriale qui prône le zéro défaut, l’erreur reste souvent bannie des discours qui survalorisent la performance et la productivité.
L’échec fait pourtant partie du quotidien des entrepreneurs, même si certains peinent à l’admettre. La faute à un sentiment mêlé de honte et de crainte, estime Bernard Reber, directeur de Stucki Leadership & Team Development, à Yverdon-les-Bains: «Bon nombre de participants à nos séminaires de leadership nous disent leur crainte de se tromper ou d’avouer leur incapacité à affronter une situation délicate, de peur d’être vus comme des perdants.»
La Suisse se classe deuxième mondiale des pays les plus enclins à l’entrepreneuriat, devançant les autres pays européens, selon l’étude 2019-2020 du Global Entrepreneurship Monitor (GEM). Néanmoins, la peur de l’échec dissuade 24% des Suisses de lancer leur propre activité, moins qu’en Allemagne, où ils sont 30%, et qu’en Espagne (48%), mais plus qu’en Corée du Sud (premier pays du classement avec 7%).
Une peur moins paralysante
«Contrairement à leurs aînés, les nouvelles générations semblent vouloir s’affranchir de cette injonction au succès», poursuit Bernard Reber, qui estime que le mythe tenace de l’entrepreneur ou du manager superpuissant et infaillible se fendille. Le regard de la société changerait et la peur de l’échec serait de moins en moins paralysante. Isabelle Flouck, fondatrice et coach au cabinet IF Carrière à Genève, partage cet avis: «La culture suisse du travail évolue. Les hiérarchies ne disparaissent pas, mais on sent une volonté d’autonomie des collaborateurs, d’avoir davantage de latitude et d’action, ce qui conduit les managers à faire évoluer leurs pratiques.»
«En matière de management, une erreur s’explique souvent par un manque de clarté.»
Le succès croissant des «Fuck Up Nights» témoigne également d’une certaine libération de la parole. Né au Mexique et décliné aujourd’hui dans 250 villes et 76 pays, le concept, arrivé en Suisse en 2014, a rapidement séduit. Le principe: en sept minutes, des entrepreneurs viennent partager les difficultés qu’ils ont traversées avec de jeunes créateurs d’entreprise. Une manière de dédramatiser l’échec et de donner du corps et de la réalité à une expérience qui n’a rien d’un long fleuve tranquille, estime Bernard Reber. «Les millennials ont grandi dans un monde où tout bouge très vite, où les certitudes d’hier ne sont pas celles d’aujourd’hui et où savoir se remettre en cause est crucial. Ils attendent un discours plus franc et plus pragmatique plutôt qu’une énième success-story, aussi agréable à entendre soit-elle.»
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Pour l’heure, Bernard Reber tient pourtant à relativiser l’idée d’un changement réel de regard sur l’échec: «Tout le monde s’accorde à dire que l’erreur est humaine, mais passer de la parole aux actes n’est pas si simple.» Sur le terrain, exposer sa vulnérabilité ou admettre son incapacité à tout résoudre peut s’avérer difficile. En cause, des décennies de réflexes souvent acquis dès l’enfance, avec des systèmes scolaires qui reposent sur l’évaluation permanente et instillent très tôt l’idée que l’erreur mérite une mauvaise note et distinguant ainsi bons et mauvais élèves.
Du discours à la réalité
Pourtant, contrairement à la faute et à son caractère volontaire, l’erreur constitue un événement normal et inévitable. Refuser de l’admettre a un impact incontestable sur la performance des entreprises. D’abord en pesant sur des équipes, explique Isabelle Flouck: «Culpabiliser ceux qui commettent une erreur ne les pousse pas à réfléchir à la manière de faire mieux, mais plutôt à ne plus s’aventurer en dehors de leur zone de confiance.»
Collectivement, l’effet n’est pas neutre, souligne celle qui échange régulièrement avec des salariés en perte de confiance, marqués par le sentiment d’avoir été victimes d’un procès en incompétence, souvent injustement. «En matière de management, une erreur s’explique souvent par un manque de clarté. Lorsqu’un collaborateur ne sait pas exactement quelle est la nature de sa mission et son périmètre, le risque ne fait que se renforcer. Une erreur peut être le résultat d’une maladresse, d’une inattention ou d’un manque de compétence, mais elle peut également s’expliquer par une procédure mal définie ou un manque d’écoute de l’encadrement.» Auquel cas l’échec est partagé.
«Il n’y a pas d’apprentissage sans échec et il n’y a pas de performance sans prise de risque.»
En pesant telle une épée de Damoclès, cette hantise d’être sanctionné, licencié ou placardisé au premier écart peut sérieusement compromettre la performance individuelle et collective en bridant l’audace et l’initiative, renchérit Bernard Reber. «Il n’y a pas de courbe d’apprentissage sans échec et il n’y a pas de performance sans prise de risque.» Ni l’excellence opérationnelle ni la réussite ne sont en contradiction avec le droit à l’erreur, contrairement aux comportements déviants ou aux fautes volontaires. Tous les entrepreneurs font des erreurs, elles ne sont pas forcément fatales mais elles le sont relativement souvent: en Suisse, après trois ans d’existence, seulement 60% des entreprises sont encore en activité, aussi bien dans le secteur tertiaire que secondaire, selon l’Office fédéral de la statistique.
S’entraîner dans un environnement sécurisé
Comment faire de l’erreur une étape utile, à titre individuel ou collectif? D’abord en ne la glissant pas sous le tapis, juge Bernard Reber: «Les chefs d’entreprise et les managers suivent des formations et sont de plus en plus sensibilisés à ces sujets, mais on ne rompt pas facilement avec des traditions profondément ancrées.»
Trop souvent, le processus d’apprentissage par l’erreur se résume à l’instauration de nouveaux protocoles de contrôle, une méthode qui ne permet pas de comprendre le contexte et les interactions. La solution? Mettre en place de véritables cycles de pédagogie dans des espaces sécurisés, consacrés à l’apprentissage par l’erreur au travers de jeux de rôle et de mises en situation qui permettent à chacun de prendre le temps d’analyser les conséquences d’une mauvaise décision et de prendre conscience du caractère formateur de l’erreur.
Et ce même dans des métiers où elle ne pardonne pas: «Les chirurgiens ou les pilotes commettent heureusement très peu d’erreurs, mais ce n’est pas par magie, ajoute Bernard Reber. C’est parce qu’ils en ont commis des dizaines en amont, en s’entraînant dans des environnements sécurisés, avec des mannequins, des simulateurs, dans des salles de dissection, etc.» L’objectif est alors de créer une culture de l’erreur, comme il existe une culture du risque.
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Gillette, un empire qui a vu passer la lame de près
Dans son dernier ouvrage, "Les 16 plus belles erreurs de la transformation numérique", publié en 2020, Vincent Giolito, professeur à l’école de management de Lyon, liste une série de situations où rien ne s’est passé comme prévu dans des entreprises pourtant expérimentées. A l’instar de Gillette. En 2010, c’est une star mondiale du rasoir, avec un célèbre slogan, «La perfection au masculin» («The best a man can get»). Centenaire, l’entreprise domine le marché du rasage pour hommes grâce à son innovation: la lame jetable.
Persuadé d’être protégé par son avance technologique, le géant américain ne voit pas émerger la menace d’une start-up, Dollar Shave Club. Consciente que l’e-commerce est déjà entré dans les mœurs, la petite firme californienne propose une offre alternative: pour 1 dollar par mois, ses clients reçoivent chez eux un rasoir et quatre cartouches de lames. Le produit est moins sophistiqué que les lames Gillette, mais 20 fois moins cher. Gillette existe toujours et reste l’une des marques stars de Procter & Gamble, mais son empire a vu la lame passer de près, en faisant l’erreur de négliger la concurrence.
Depuis, la marque a compris que sa place de leader n’était pas immuable et elle a rattrapé son retard dans le domaine de la vente en ligne et de la vente à l’abonnement.