«Toutes les entreprises doivent aujourd’hui se positionner sur la question du harcèlement, établir clairement leur politique de tolérance zéro et informer des sanctions encourues», déclare la conseillère d’Etat genevoise Nathalie Fontanet, chargée du Département des finances et des ressources humaines, dont le canton vient d’éditer un kit à l’attention des entreprises.
En toile de fond, une multitude d’exemples, entendus dans l’entourage ou relayés dans les médias. Il y a cette journaliste qui, en rubrique sportive, ne comptait plus les «blagues» sexistes de ses confrères masculins, la plus courante étant: «Facile d’avoir des infos quand on fait des interviews sur l’oreiller.» Ce jeune stagiaire de l’administration fédérale qui a entendu plusieurs commentaires sur son physique, à caractère sexuel, de la part d’une femme hautement placée de son département. Cette cadre d’une multinationale victime d’un harcèlement sournois, à qui l’on a retiré ses dossiers un à un, avant de lui proposer des transferts à l’interne dévalorisants.
Risques accrus en période de crise
L’ampleur du phénomène en Suisse reste toutefois incertaine: il n’existe aucune étude nationale sur le mobbing et celle sur le harcèlement sexuel remonte à 2008. Selon celle-ci, 28,3% des femmes et 10% des hommes sondés se disent avoir été harcelés sexuellement dans le contexte professionnel. Chez nos voisins européens, un sondage, mené en 2019 auprès de plus de 5000 femmes en Italie, en Espagne, en France, en Allemagne et au Royaume-Uni, montre que six femmes sur dix ont déjà subi des violences sexistes ou sexuelles au cours de leur carrière.
Une nouvelle enquête sur l’ampleur du harcèlement sexuel en Suisse, commandée par les Chambres fédérales pour 2021, pourrait révéler des chiffres encore plus inquiétants. Car en période de crise, les risques augmentent, relève Laetitia Carreras, cheffe de projet au 2e Observatoire, Institut romand de recherche et de formation sur les rapports de genre.
«Le contexte de crise actuel, avec la peur de perdre son emploi, d’apparaître sur la liste des prochaines personnes licenciées, renforce les risques de mobbing.»
«Le contexte de crise actuel, avec la peur de perdre son emploi, d’apparaître sur la liste des prochaines personnes licenciées, renforce les risques de mobbing. Les causes du harcèlement psychologique sont très souvent structurelles et organisationnelles, quand bien même il existe, de manière très minoritaire, des personnes souffrant de pathologies, telles que la perversion narcissique.» Des horaires difficiles, des conflits de valeur, un travail particulièrement intense et complexe, le renouvellement d’un contrat sont autant d’autres facteurs de risque.
Plus de dix ans après la vague de suicides chez France Télécom et quatre ans après le début du mouvement #MeToo dans le milieu du cinéma américain, la question du harcèlement au travail semble loin d’être réglée dans nos sociétés occidentales. Comment prévenir ces actes dévastateurs pour les individus concernés, qui témoignent parfois de dys-fonctionnements dans toute une organisation? Comment les qualifie-t-on juridiquement? De quel recours les victimes disposent-elles? Quels sont les devoirs de protection de l’employeur?
1| Les multiples facettes du harcèlement
Mais où commence le harcèlement? Une forte pression au travail suffit-elle pour le qualifier? «Dans la grande famille des risques psychosociaux, reconnus par le droit du travail et la recherche, on opère une distinction entre l’atteinte à l’intégrité personnelle et une sollicitation mentale excessive (ou insuffisante) au travail, explique Laetitia Carreras, qui anime également des formations pour les entreprises. Les discriminations, la violence verbale ou physique, le mobbing ou le harcèlement sexuel font partie de cette première catégorie d’atteintes, dont certaines infractions sont condamnables pénalement.» Les auteurs peuvent être des supérieurs, des subordonnées, des collègues; mais aussi des clients de l’entreprise.
Harcèlement sexuel et mobbing se mêlent dans certaines situations. «Le harcèlement psychologique d’une personne trouve parfois son origine dans des avances non désirées», souligne Laetitia Carreras. Ils présentent aussi plusieurs similitudes. Les deux types d’agissements ont des conséquences sur la santé des victimes. Celles-ci sont souvent perçues comme coupables de la situation. Enfin, dans les deux cas, les coûts se révèlent élevés pour l’employeur: absentéisme, turn-over, climat de travail perturbé, mauvaise image à l’extérieur, etc. «L’effet de tels comportements se révèle souvent dévastateur, autant pour les employés concernés que pour les autres collaborateurs, et engendre également des coûts en matière d’efficience et de dégâts d’image», estime la conseillère d’Etat genevoise Nathalie Fontanet.
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Des différences existent toutefois, de définition d’abord. Le mobbing (que l’on appelle aussi harcèlement moral ou psychologique) est caractérisé dans la jurisprudence du Tribunal fédéral par des enchaînements de propos et/ou d’agissements hostiles, qui se répètent sur une durée assez longue, de la part d’un individu ou d’un groupe. Le but est d’isoler, de marginaliser, voire d’exclure une personne. Les effets sur la santé et la personnalité de la victime sont déterminants pour qualifier le harcèlement.
«Cette catégorie des agissements hostiles est large», explique Mélanie Battistini, cheffe de projet au 2e Observatoire. Elle recouvre des atteintes aux conditions de travail (perte d’autonomie, retrait des outils de travail, attribution de tâches dangereuses, critiques exagérées et injustes des travaux effectués…) ou un isolement et un refus de communiquer. Elle comprend aussi des atteintes à la dignité et à l’honneur telles que le lancement de rumeurs, des propos ou des gestes méprisants, la critique de la vie privée, des croyances, des origines, etc. «Enfin, elle englobe la violence verbale ou physique, comme des bousculades, des menaces physiques ou encore des visites au domicile.»
Photos de femmes nues
Le harcèlement sexuel peut, contrairement au mobbing, se fonder sur un seul agissement. Il est défini depuis 1996 par la loi fédérale sur l’égalité entre femmes et hommes. Il correspond à un comportement discriminatoire qui importune le collaborateur ou la collaboratrice sur son lieu de travail. Peu importe l’intention de l’auteur, le ressenti de la victime est dans ce cas déterminant. Un chantage implicite ou explicite à caractère sexuel est la première forme de harcèlement sexuel. La loi cite les exemples suivants: «proférer des menaces, promettre des avantages, imposer des contraintes ou exercer des pressions de toute nature sur une personne en vue d’obtenir d’elle des faveurs sexuelles». Un regard qui déshabille ou une remarque embarrassante sur l’apparence physique constituent des agissements répréhensibles.
Autres formes de harcèlement sexuel selon la loi: les remarques sexistes ou fondées sur l’appartenance sexuelle. Depuis 2008, le Tribunal fédéral a étendu cette catégorie à un «climat de travail hostile». «Il a par exemple condamné un bistrot de quartier vaudois dans lequel le gérant traitait la sommelière de «connasse» et disait que les femmes étaient toutes des «salopes»; ou une société horlogère dans laquelle des photos de femmes nues étaient affichées au poste de travail et où des e-mails à caractère sexuel étaient envoyés», cite Mélanie Battistini du 2e Observatoire. Les entreprises sont donc légalement responsables d’établir un cadre de travail respectueux de l’intégrité physique et psychologique de leurs employés, et portent leur part de responsabilité devant les tribunaux en cas de harcèlement.
2| Comment réagir à un cas de harcèlement?
Depuis une jurisprudence du Tribunal fédéral en 2012, les entreprises sont incitées à désigner une «personne de confiance». Celle-ci peut être formée à l’interne, mais il reste préférable de favoriser un médiateur externe, qui permet d’amener un cadre confidentiel et indépendant de l’entreprise. «La médiation permet aux victimes de s’exprimer dans un milieu protégé, détaille Luc Wenger, médiateur au sein du cabinet Intermède, à Neuchâtel, et référent dans des entreprises et organisations de Suisse romande, comme l’Université de Lausanne et celle de Neuchâtel. Parfois, la discussion entre la victime et le harceleur présumé clarifie la situation et répond aux incompréhensions. Les allégations de harcèlement relèvent parfois plus de ressentis que de faits objectivés. Dans ces cas, un dialogue dans un cadre protégé peut contribuer au règlement d’une situation. Par contre, en cas de harcèlement avéré, il n’y a plus de médiation possible puisque ce sont des sanctions qui doivent être prises.» On estime qu’entre 1 et 5% des employés d’une entreprise se réfèrent aux médiateurs, par année.
Les victimes de harcèlement peuvent donc s’adresser à leur médiateur, mais aussi dans un premier temps à leurs collègues. «Chaque employé a un rôle à jouer dans la lutte contre le harcèlement, souligne Nathalie Fontanet. Les collègues sont souvent au courant des situations de harcèlement, et peuvent signaler, voire endiguer le problème par leur écoute et leurs actes de soutien.» Lorsqu’une victime s’adresse aux ressources humaines (RH), ces dernières ont l’obligation légale d’agir. «Les RH doivent être très claires quand un employé s’adresse à elles, dit Laetitia Carreras du 2e Observatoire. Elles ont un devoir de discrétion, mais pas de confidentialité. Elles doivent prendre des mesures et en parler à la direction pour que la situation de harcèlement cesse.»
L’importance du climat de travail
La perception du harcèlement moral reste cependant souvent subjective, rappelle Luc Wenger. Les statistiques montrent que 60% des plaintes déposées ne relèvent pas du harcèlement. «De nombreuses personnes se sentent harcelées parce qu’elles ne sont pas épanouies dans leur travail, parce que des problèmes de compétences ou de profil de poste sont détournés sur un terrain relationnel ou simplement par ce qu’elles se font reprendre par leur hiérarchie», dit-il. Selon les règlements en vigueur dans les organisations, les médiateurs peuvent signaler des abus allégués auprès de l’entreprise et des collaborateurs.
«De nombreuses personnes se sentent harcelées parce qu'elles ne sont pas épanouies dans leur travail.»
«Généralement, les situations qui font appel à une médiation constituent des cas déjà relativement graves, autrement ils sont d’abord gérés en interne, explique Luc Wenger. Dans ce sens, les PME – contrairement aux institutions publiques – ont une plus grande marge de manœuvre parce qu’il leur est plus facile de licencier en cas d’abus.» Dans les cas plutôt rares où le harceleur est un client ou un fournisseur, l’employeur reste responsable de ses employés, mais n’a pas de prise directe sur ses fournisseurs ou ses clients, hormis la rupture des relations contractuelles. Il doit en revanche agir pour stopper les abus et protéger ses collaboratrices et collaborateurs.
A la suite d’une affaire de harcèlement, les entreprises doivent rétablir un climat de stabilité au sein des équipes. Pour Anne Saturno, chargée de projet au Bureau de promotion de l’égalité et de prévention des violences (BPEV) de Genève: «La direction doit se montrer transparente sur la situation, prendre des sanctions appropriées et rétablir la confiance. Elle doit réaffirmer que le harcèlement n’est pas toléré dans l’entreprise et renforcer ses mesures de prévention.»
3| Prévenir plutôt que guérir
«Pendant longtemps, les gestes et propos déplacés étaient tolérés, les victimes de harcèlement sexuel n’exprimaient pas ce qu’elles ressentaient et les auteurs n’avaient pas forcément conscience qu’ils harcelaient, dit Nathalie Fontanet. Avec la prise de conscience actuelle, personne ne pourra plus dire: «Je ne savais pas.»
Le droit du travail impose que les entreprises, quelle que soit leur taille, prennent des mesures afin de prévenir tout risque de harcèlement sexuel, de mobbing ou d’autre forme de discrimination. Il est ainsi recommandé d’établir une déclaration de principes interdisant les atteintes à l’intégrité personnelle. Il est aussi judicieux de mettre en place une procédure claire en cas de plaintes, avec une liste de sanctions possibles (allant des excuses formelles à l’avertissement ou au licenciement). Il convient également d’informer les collaborateurs en explicitant les différentes formes d’atteintes à la personnalité, leurs effets, et les attitudes qui ne sont pas tolérées.
«Désigner des personnes de confiance permet aux employés de témoigner en toute confidentialité et impartialité, ajoute Anne Saturno. Mais ce médiateur ne représente qu’un seul élément du dispositif de prévention à mettre en place dans l’entreprise. Il doit impérativement s’accompagner de sensibilisation de tout le personnel, d’une formation des managers qui ont le devoir d’agir et de faire cesser le comportement importun et d’une communication interne régulière.» Mélanie Battistini, du 2e Observatoire, complète: «Quand un règlement existe et qu’il est connu de tous (du personnel technique, de nettoyage, de l’administration…), il est plus facile de rappeler le cadre, de dire: «Ce n’est plus acceptable.»
Le rôle de l’entreprise
Dans le processus de libération de la parole, le comportement de l’entreprise se révèle central: «La direction doit impérativement annoncer une politique de tolérance zéro pour éviter les effets d’omerta», dit le médiateur Luc Wenger. Il existe plusieurs signaux d’alerte pour repérer une personne harcelée, allant de la démotivation au comportement inadéquat et à l’absentéisme, provoquant dans les équipes des tensions et des disputes.
Sous l’impulsion du canton de Genève, la Conférence suisse des délégué-e-s à l’égalité (CSDE) a développé un outil clés en main à l’intention des entreprises pour prévenir le harcèlement sexuel au travail. Lancé en novembre 2020, le kit gratuit comprend une série d’affiches, des fiches d’information personnalisables et des vidéos explicatives. L’Etat de Genève a par ailleurs conçu une formation en ligne à destination des entreprises. Elle est obligatoire au sein de l’administration genevoise. Intitulée «Moi? Harceler?! Si on ne peut plus rigoler…», elle sensibilise au travers de mises en situation. «Ce kit est particulièrement utile pour les petites entreprises qui n’ont pas forcément les ressources nécessaires pour la prévention, explique Anne Saturno, chargée de projet au BPEV. Pour les multinationales qui ont déjà une structure en interne, c’est un outil supplémentaire.»
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«Si la victime parle, le mécanisme de harcèlement ne peut plus fonctionner»
Les harceleurs jouent de la manipulation et de la pression qu’ils exercent sur leur victime. La parole permet de briser cette emprise. Le psychiatre français Roland Coutanceau, spécialiste du harcèlement au travail, donne ses conseils pour les identifier.
Est-ce qu’il existe un profil psychologique spécifique du harceleur?
Roland Coutanceau: Oui, des traits communs se retrouvent chez la plupart des harceleurs, ce qui permet de dégager quelques caractéristiques fréquemment présentes chez ce type de personnes. Il s’agit souvent de sujets égocentriques et manipulateurs, qui parviennent à développer une relation d’emprise envers autrui. Ils trouvent aussi un petit plaisir à mettre une pression sur autrui. Le harceleur a ainsi la capacité à entrer dans une forme de jeu avec les autres. On remarque aussi que ce sont rarement de grands timides. Au contraire, il s’agit souvent de personnes capables de faire preuve d’une grande assurance.
Comment agissent-ils?
Pour bien comprendre comment la manipulation opère, il faut considérer ces situations dans leur dynamique globale: l’opération peut uniquement réussir si la personne victime de harcèlement présente des fragilités qui la rendent manipulable. Néanmoins, cela ne signifie en aucun cas que la victime est en faute. Tout le monde peut présenter ce type de failles. Parmi les modes d’abus, le harcèlement et la manipulation, contrairement à la violence physique, par exemple, reposent sur des mécanismes subtils et implicites, ce qui les rend d’autant plus difficiles à repérer. C’est là la grande difficulté de ce type de situations.
«Malheureusement, le harceleur s'en sort souvent parce que l'agression n'était pas assez explicite.»
Souvent, celui qui est harcelé n’en parle pas à un proche. Il se crée alors une forme de bulle, et la dynamique de harcèlement continue. De plus, la situation n’est souvent pas très claire pour la victime, qui a tendance à minimiser ce type de violence et ne parvient pas à nommer le mal qui lui est fait. Cela explique qu’il y a souvent, de nos jours, une grande latence entre le moment où les faits se déroulent et l’instant où ils sont nommés de façon claire. Malheureusement, le harceleur s’en sort souvent parce que l’agression n’était pas assez explicite. Mais aujourd’hui, beaucoup d’échanges se passent par écrit, ces types de comportements laissent donc des traces et il est ainsi plus facile de les démontrer, puis de les dénoncer.
Que faire pour éviter ce type de situations?
La stratégie du harceleur repose entièrement sur le fait que les victimes restent dans le silence. Si le sujet parle, le manipulateur est démasqué et le mécanisme de harcèlement ne peut plus fonctionner. Il est donc capital, pour empêcher ce type de situations, de favoriser une culture de la parole. Il faut pouvoir communiquer le plus tôt possible, même en cas d’incertitude, pour pouvoir court-circuiter ces comportements de harcèlement.
Pour moi, la solution réside dans le fait de pouvoir tuer le processus dans l’œuf. Parfois, le simple fait de réunir les personnes concernées, d’exposer la situation et de demander qu’elle cesse immédiatement peut se révéler particulièrement efficace. Au sein d’une entreprise, par exemple, il est important de favoriser la parole, d’encourager les collaborateurs à être actifs, à parler dès qu’une chose est suspectée et cela même, et surtout, si l’on n’est pas concerné. Une autre solution est de proposer des formations aux employés sur les mécanismes du harcèlement, afin que tout le monde puisse les décoder et donc les désamorcer le plus rapidement possible.
Bio express
Psychiatre et président de la Ligue française pour la santé mentale. L’organisation vise notamment à améliorer la compréhension des troubles psychiques afin de limiter leur sévérité. Il a écrit de nombreux ouvrages, dont «Stress, burn-out, harcèlement moral: de la souffrance au travail au management qualitatif», codirigé avec Rachid Bennegadi et Serge Bornstein, publié en 2016 aux Editions Dunod.
A l’étranger, des réponses différenciées
Face à l’augmentation des cas dans les tribunaux, les pays occidentaux élaborent des réponses juridiques et des dispositifs variés dans les entreprises.
Le mobbing et le harcèlement sexuel sont réglés dans plusieurs textes internationaux et européens. Le dernier en date étant la Convention 190 concernant l’élimination de la violence et du harcèlement dans le monde du travail, adoptée en 2019 par l’Organisation internationale du travail, et que les Verts et les socialistes aimeraient voir ratifier par la Suisse. Chaque Etat développe ensuite son propre cadre.
L’arsenal juridique français contre le mobbing, illustré dans le cas France Télécom
Si un jugement sur le harcèlement a trouvé un large écho en France, mais aussi dans le reste de l’Europe, c’est bien celui prononcé le 20 décembre 2019 contre l’entreprise de télécommunications France Télécom. «C’est un jugement exceptionnel dans tous les sens du terme, relève Loïc Lerouge, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et à l’Université de Bordeaux en droit comparé. Il s’agit tout d’abord de chiffres exceptionnels, avec un plan en 2006 prévoyant 22 000 départs et 10 000 mobilités qui s’est soldé par 35 suicides entre 2008 et 2009. Ce jugement montre ensuite combien des décisions stratégiques de la direction ont institué un climat de harcèlement moral, avec des propos extrêmement violents du PDG, qui affirmait que les départs devaient se faire «par la fenêtre ou par la porte.» La France reconnaît ainsi en droit pénal, contrairement à la Suisse, l’existence d’un harcèlement institutionnel et d’un management toxique.
Pour l’expert du CNRS, cet arrêt a été rendu possible en raison de l’étendue de l’approche juridique du mobbing en France. «Peu de pays arrivent à saisir aussi largement le harcèlement moral que la France.» Le Code du travail hexagonal ajoute, à la définition, des dispositifs juridiques contre le harcèlement dans les obligations de sécurité et de prévention, dans les droits d’alerte, dans l’exécution de bonne foi du contrat de travail, dans les missions du médecin du travail, etc.
Les lois anti-discrimination anglo-saxonnes
Les pays anglo-saxons comme l’Australie, le Royaume-Uni, les Etats-Unis ou le Canada saisissent davantage le harcèlement par le droit à la discrimination. «Le harcèlement repose alors sur un motif de discrimination, par exemple le genre, l’orientation sexuelle, la religion, l’appartenance syndicale, etc.» Loïc Lerouge cite le cas d’un policier municipal noir canadien, victime de harcèlement au travail en raison de son origine ethnique, dont le harcèlement a été reconnu au travers de la discrimination raciale.
Une multitude de dispositifs: Suède, Pays-Bas, Espagne et Belgique
Pour prévenir le harcèlement moral et le harcèlement sexuel, les méthodes divergent d’un pays européen à l’autre. Dans les pays nordiques dotés d’une Work Environment Authority, comme en Suède, des normes très élaborées sont à disposition des entreprises pour organiser le travail de manière à éviter les risques psychosociaux.
Aux Pays-Bas, les dispositifs de prévention sont précisés dans des conventions collectives. «La source la plus concrète en matière de prévention des risques professionnels est les ARBO-catalogues, explique Loïc Lerouge. L’employeur doit prendre des mesures concrètes sur la base de ce qui a été prescrit par ces textes négociés par les partenaires sociaux au niveau sectoriel ou de l’entreprise. Ils sont la référence principale de l’employeur et peuvent porter sur le harcèlement au travail moral et/ou sexuel ou les risques psychosociaux.»
Le recours à une personne de confiance – comme en Suisse – est prévu en Belgique, où elle prend le nom de «personne ressource». L’Espagne a mis en place un système de protocole de harcèlement issu de négociations entre les partenaires sociaux. «Cet instrument interne vise à prévenir et, si nécessaire, à résoudre les situations possibles de harcèlement moral ou sexuel, de façon rapide et conforme aux principes de contradiction et de confidentialité. Il n’empêche pas le recours de la victime à la voie judiciaire ou administrative.»
Harcèlement et médias
Le scandale qui a éclaté l’automne dernier au sein de la RTS a engagé
une libération de la parole. Le compte Instagram #SwissMediaToo
en est un exemple.
«Le problème, c’est que t’es une femme.» «T’as tes règles ou quoi?» Voici le type de propos rapportés sur le compte Instagram #SwissMediaToo. Ce projet est né après la parution, en octobre dernier, d’une enquête dans Le Temps qui dénonçait, outre «l’affaire Darius», le comportement de cadres toujours en fonction (le présentateur TV a été récemment blanchi suite aux enquêtes menées au sein de la RTS, ndlr). «Le collectif regroupe des employées de la RTS, explique une des fondatrices du compte, créé en novembre 2020. Puisque nous souhaitons préserver l’identité des personnes dont nous partageons le témoignage, nous avons choisi de garder l’anonymat.»
La plateforme regroupe les récits de personnes qui ont vécu des situations de harcèlement en Suisse et dans un domaine professionnel lié aux médias. Dès l’ouverture du compte, une dizaine de témoignages, de femmes principalement, parvenaient quotidiennement aux fondateurs de #SwissMediaToo. Aujourd’hui, le compte dénombre plus de 180 publications et quelque 8000 abonnés. «La situation est paradoxale. Les médias suisses qui ont participé à la libération de la parole autour de la vague #MeToo se trouvent désormais eux-mêmes dans le viseur.» L’objectif du compte est de lancer un appel aux institutions afin qu’elles prennent des mesures, tandis que, dans les couloirs de la RTS, des panneaux ont été créés afin de mener une campagne de sensibilisation au sexisme ordinaire.
Télétravail: des employés fragilisés
La pandémie a précipité le passage au télétravail pour de nombreuses entreprises. Mais ce changement présente encore des failles, notamment en matière de harcèlement. Trois questions à Marianne Favre Moreillon, experte en droit du travail et chroniqueuse pour "PMe Magazine".
Quel est l’impact du travail à distance sur le risque de harcèlement?
Marianne Favre Moreillon: Dans le contexte du télétravail, les employés peuvent être fragilisés par l’ostracisme que ce mode de fonctionnement implique. Ils peuvent ressentir un sentiment d’isolement social, une perte de repères et sont ainsi encore plus exposés que d’ordinaire à une situation de harcèlement. De plus, la situation de travail à distance implique souvent moins de communication entre les collaborateurs. L’employeur perd aussi la connaissance de ce qu’il se passe.
Quelles seraient des situations typiques de harcèlement en période de télétravail?
Le risque est que le télétravail soit utilisé comme accélérateur de la part des employeurs pour éliminer des employés dont ils sont mécontents. Le supérieur hiérarchique pourrait, par exemple, faire de la rétention d’informations pour pousser à l’erreur un collaborateur en télétravail. Un autre type d’abus qui pourrait naître de la situation de collaboration à distance est la surveillance excessive. Un cadre qui se mettrait à suivre exagérément l’avancée du travail de ses employés en multipliant les e-mails et les coups de téléphone, notamment. Dans ce contexte, on pourrait aussi voir émerger des atteintes détournées à une personne, par exemple, en dévoilant une partie de la vie privée d’un collaborateur ou en faisant circuler des rumeurs au sujet de sa santé.
Quels conseils donneriez-vous aux employeurs pour éviter ce genre de dérives?
Il faut renforcer les mesures de prévention, qui doivent être mises en place contre le harcèlement dans toute entreprise. Le dispositif des personnes de confiance est d’autant plus important durant cette période et doit être disponible même à distance. Il peut également être utile de clarifier de nouveau les directives en matière de lutte contre le harcèlement pour tous les collaborateurs.
Définitions
FLIRT VS HARCÈLEMENT SEXUEL*
Le flirt est:
- un rapprochement réciproque,
- constructif, stimulant,
- souhaité par les deux parties,
- source de joie,
- respectueux des limites personnelles.
Le harcèlement sexuel est:
- un rapprochement unilatéral,
- dégradant, blessant,
- non souhaité par une partie,
- source d’irritation,
- une atteinte aux limites personnelles.
CONFLIT VS MOBBING*
Dans un conflit, il y a:
- une relative égalité des parties,
- un désaccord sur des idées ou manières de faire,
- un respect minimum des règles éthiques,
- une expression verbale.
Dans un cas de mobbing, il y a:
- un déséquilibre entre les parties,
- une attaque contre la personne,
- une violation des règles éthiques,
- une expression non verbale.
* Source: formation 2e Observatoire du 12.01.21 «Prévenir les risques
psychosociaux: un moyen pour réduire le harcèlement au travail»
Le sexisme, une forme de harcèlement sexuel
Afficher/faire circuler des images ou tenir des propos dégradants sur les femmes entrent dans la définition du harcèlement sexuel selon la loi suisse sur l’égalité. Des remarques sexistes ou des plaisanteries sur les caractéristiques, sur le comportement ou sur l’orientation sexuelle de collègues sont des manifestations du harcèlement sexuel, rappelle le 2e Observatoire, Institut romand sur les rapports de genre. Les entreprises sont tenues de bannir ces agissements, blagues sur les blondes comprises.
Pratique
Adresses utiles
- Bureaux de l'égalité cantonaux et municipaux (equility.ch)
- Inspectorats cantonaux du travail
- Syndicats et associations professionnelles
- Centres de consultation contre la violence à l'égard des femmes
- Offices de conciliation
Sites internet