L’approvisionnement électrique : une décarbonation à grande vitesse
Nous avons, de ce côté, de nombreuses raisons de nous réjouir : le déploiement massif des énergies renouvelables est enfin une réalité. Leur croissance est exponentielle, en Suisse, en Europe, dans le monde, et leur pénétration dans le réseau électrique est significative. En Suisse, le marché solaire photovoltaïque a connu une croissance fulgurante de 40% en 2023, atteignant désormais 10% de la consommation d’électricité nationale. À l’échelle planétaire, nous construisons chaque année davantage de nouvelles capacités de production d’énergies renouvelables que d’énergies fossiles. Notre mix électrique se décarbone à grande vitesse, grâce aux investissements réalisés tant en Suisse qu’à l’étranger, y compris en Chine.
Dans ce contexte qui incite à l’optimisme, pourquoi vouloir économiser l’énergie alors que notre approvisionnement bas carbone devrait nous permettre de maintenir notre consommation avec un faible impact sur le climat ?
Verre à moitié vide ou verre à moitié plein : où en sommes-nous réellement dans la transition énergétique ?
Malgré ces avancées positives, le constat global est toujours aussi préoccupant. À l’exception de l’année 2020, marquée par les confinements, les émissions de gaz à effet de serre n’ont cessé d’augmenter sur les deux derniers siècles. En 2023, nous avons même battu notre triste record d’émissions, surpassant celui de l’année précédente. Alors, où se situe le dysfonctionnement ? Pour y répondre, une compréhension claire de l’avancement réel de la transition énergétique est essentielle, mais elle est entravée par deux obstacles majeurs. Le premier concerne la confusion courante entre consommation d’électricité et consommation énergétique globale. Le second obstacle réside dans la distinction entre la progression relative et absolue des énergies renouvelables.
Tout d’abord, il est fréquent de confondre les notions de consommation électrique et consommation énergétique totale. En réalité, l’électricité ne représente que 20% de notre consommation énergétique globale. Les 80% restants concernent principalement d’autres formes d’énergie, comme le chauffage ou les transports, qui dépendent encore largement de la combustion de ressources fossiles. Par conséquent, observer uniquement le taux de pénétration des énergies renouvelables dans notre mix électrique ne suffit pas pour évaluer la décarbonation globale de notre approvisionnement énergétique. Pour une transition énergétique réussie, il est essentiel d'accroître considérablement la part d’électricité verte dans nos consommations, mais également de décarboner les secteurs qui sont les plus difficiles à électrifier, comme le transport maritime et aérien, ou l’industrie chimique.
Ensuite, il est intéressant de noter qu’une même donnée peut susciter des perceptions différentes selon la manière dont elle est représentée. Prenons l’exemple des deux graphiques ci-dessous basés sur les mêmes données : le graphique de gauche montre la part relative, plus communément appelée pourcentage, des différentes sources d’énergie dans notre approvisionnement énergétique. On observe une forte diminution des énergies fossiles, accompagnée d’un essor important des énergies renouvelables. On se réjouit alors de l’avancement de la transition, c’est le verre à moitié plein. Le graphique de droite représente, en revanche, la quantité (et non plus le pourcentage) d’énergie consommée pour chaque source. On y observe que, malgré l’essor des énergies renouvelables, la quantité d’énergies fossiles consommée ne diminue pas en raison d’une consommation énergétique globale en hausse. Ainsi, les énergies renouvelables ne remplacent pas encore les énergies fossiles : c’est le verre à moitié vide.
Finalement, les émissions du secteur énergétique dépendent de la quantité d’énergies fossiles consommées, plutôt que de leur pourcentage dans le mix électrique. Bien que des efforts considérables aient été déployés pour développer un système énergétique à partir d’énergies décarbonées, nos émissions n’ont pas encore commencé à diminuer. Pourquoi n’arrivons-nous donc pas à réduire notre consommation d’énergies fossiles ? Parmi les nombreux facteurs en jeu, une partie de la réponse réside dans deux notions essentielles qui méritent une attention particulière : l’énergie grise et le taux de retour énergétique. Ces notions soulignent le coût énergétique de la transition, qui s’additionne à nos consommations habituelles.
Énergie grise et taux de retour énergétique : le coût énergétique et climatique de la transition
L’énergie grise correspond à l’énergie consommée tout au long du cycle de vie d’un matériau, principalement lors de sa fabrication. Par exemple, pour construire un panneau solaire standard de 450 Wc, l’énergie grise nécessaire à sa fabrication est d’environ 450 kWh, soit environ 450 kg d’émissions équivalentes CO2 avec le mix énergétique actuel. Pendant sa durée de vie, ce panneau solaire produira environ 10'500 kWh (calculé sur la base d’un productible de 1'000 kWh la première année et une dégradation annuelle de 0.5%). Le taux de retour énergétique est le rapport entre cette production et l’énergie grise. Dans le cas de ce panneau solaire, ce taux est légèrement supérieur à 20 (10'500 / 450). Cela signifie que le panneau solaire produit 20 fois plus d’énergie au cours de sa durée de vie que celle utilisée pour le fabriquer, ce qui est un excellent ratio.
Cependant, l’infrastructure énergétique renouvelable ne se limite pas aux éoliennes, panneaux solaires et barrages. Elle inclut également tous les équipements électroniques associés, le réseau électrique, l’électrification des usages, la mobilité, l’industrie, etc. Et le taux de retour énergétique global réel du futur système énergétique, très difficile à évaluer, est donc plutôt inférieur. Si le taux énergétique passe de 20 à 10 pour produire une même capacité de production, alors l’énergie grise est deux fois plus importante.
Mais alors, cette énergie grise est-elle significative lorsque l’on parle d’émissions mondiales de gaz à effet de serre ? Considérons le cas de la Chine qui, en 2023, a installé 216 GW de panneaux photovoltaïques. Selon nos calculs d’énergie grise précédents, cela correspond à l’émission d’environ 216 millions de tonnes d’équivalent CO2 (MT éq. CO2) nécessaire pour produire ces panneaux. Cela représente 1.5% des émissions chinoises annuelles, ou 0,5 % des émissions mondiales (40 GT éq. CO2/an) alors que cette capacité ne permet de couvrir que 0,5 % de la consommation d’énergie chinoise actuelle. Cet exemple montre que pour décarboner l’ensemble du système énergétique mondial, la consommation d’énergie grise et les émissions associées seront significatives ; on peut parler de coût énergétique et climatique de la transition. Toutefois, à mesure que les énergies renouvelables occuperont une plus grande part dans notre mix énergétique, l’impact de ces émissions devrait diminuer progressivement.
Atteindre l’objectif en 2050, est-ce suffisant ?
Face à l’urgence climatique, notre objectif est de parvenir à un bilan « net zéro » d’ici 2050, visant un équilibre entre les émissions de gaz à effet de serre produites et celles absorbées à cette échéance. Cependant, ne devrions-nous pas également tenir compte des émissions accumulées jusqu’à présent, plutôt que de se focaliser uniquement sur celles prévues pour 2050 ? Le dérèglement climatique est étroitement lié à l’ensemble des émissions de gaz à effet de serre, passées, présentes et futures. Nous disposons en quelque sorte d'un « quota carbone » à respecter pour limiter ce dérèglement. Il est donc essentiel de surveiller non seulement les émissions projetées pour 2050, mais aussi la trajectoire que nous suivons entre 2025 et 2050.
Cette trajectoire dépend de notre consommation d’énergie sur la période, et celle-ci comprend justement la construction de l’infrastructure énergétique renouvelable nécessaire pour la transition. Pour produire les infrastructures renouvelables, nous devons consommer de l'énergie grise, dont l'empreinte carbone dépend du mix énergétique existant lors de sa fabrication. Reprenons l’exemple de notre panneau solaire de 450 Wc, dont les émissions de CO2 dues à sa fabrication sont d'environ 450 kg. Ces émissions sont entièrement émises l’année de la fabrication de ce panneau, soit avant sa mise en service ! Or, aujourd’hui, cette empreinte carbone est généralement étalée sur la durée de vie du produit. Dans cet exemple, on comptabilise typiquement, sur une durée de vie de 25 ans, que ce panneau produira 18 kg de CO2 équivalent par année.
En résumé, notre approche actuelle de la comptabilité carbone ne prend pas suffisamment en compte la temporalité des émissions. Ce constat est problématique car les émissions liées à la construction d'infrastructures surviennent avant même que celles-ci ne soient opérationnelles. Cette situation est d'autant plus critique compte tenu de l'urgence climatique et des dépassements de seuils de température auxquels nous sommes confrontés.
Pour illustrer cette problématique, le schéma ci-dessus représente 3 trajectoires fictives d’émissions pour les 25 prochaines années. Chacune d’entre elles permet d’atteindre le net zéro en 2050. Les émissions totales sur la période sont représentées par l’aire sous chaque courbe.
- La courbe bleue illustre une trajectoire où nous ne réalisons pas d’économies d’énergie et nous construisons une infrastructure décarbonée en parallèle : les émissions augmentent du fait de l’énergie grise de la construction, puis au fur et à mesure que le mix se décarbone, atteignent le net zéro en 2050,
- La courbe orange est la base utilisée par la grande majorité des prospectives économiques en termes de décarbonation : une trajectoire linéaire pour atteindre le net zéro en 2050,
- La courbe verte représente une trajectoire ou de fortes économies d’énergies, réalisées très rapidement, sont combinées avec un déploiement massif d’énergies décarbonées.
L’objectif net zéro est atteint dans tous les scenarios. Cependant, la trajectoire bleue entraîne 2,5 fois plus d’émissions que la trajectoire verte. Il est donc essentiel de ne pas se reposer uniquement sur une éventuelle innovation technologique qui pourrait survenir dans 10 ou 15 ans pour accélérer la transition. La réduction des émissions mondiales doit être mise en œuvre le plus rapidement possible, si l’on veut limiter le risque d’en subir des conséquences irréversibles. Pour y parvenir, il est nécessaire de réaliser rapidement des économies d’énergie, afin de compenser les émissions engendrées par la construction de notre système énergétique de demain.
Quelle quantité d’énergie pour construire le système énergétique de demain ?
L’énergie grise requise pour construire notre système énergétique est donc cruciale pour limiter nos émissions de CO2 actuelles et futures. Pour respecter les quotas carbones dont nous bénéficions, nous devons optimiser la taille et l’efficacité de notre système d’approvisionnement. En conséquence, pour construire un système énergétique décarboné adapté à notre consommation actuelle, une grande quantité d’énergie grise sera nécessaire. Il est donc impératif de réduire notre consommation pour la compenser et permettre la mise en place d’une infrastructure plus légère. De plus, l’efficacité avec laquelle nous construisons cette infrastructure est tout aussi importante. Une infrastructure conçue avec un faible taux de retour énergétique exigerait une consommation accrue d’énergie grise pour produire la même capacité de production.
Pour conclure, économies d’énergie ou énergies renouvelables : ceinture et bretelles ?
La construction de notre système énergétique décarboné est grande consommatrice d’énergie. Cela pourrait expliquer en partie pourquoi nous n’arrivons pas encore à inverser la tendance des émissions, toujours en croissance. Alors, doit-on continuer ces investissements massifs dans le renouvelable s’ils ne nous sortent pas de l’impasse ? Évidemment, parce qu’il s’agit de la meilleure solution pour décarboner notre approvisionnement énergétique sur le long terme.
L’accélération du déploiement des énergies renouvelables est indispensable à l’atteinte de nos objectifs, mais il est nécessaire de ne pas s’y limiter. Si nous combinons cette décarbonation du mix avec des économies d’énergie, nous avons la possibilité de stabiliser et de réduire rapidement les émissions, ce qui constitue la meilleure solution pour nous protéger des aléas climatiques.
La limitation du dérèglement ne peut se passer d’un déploiement massif d’énergies décarbonées, mais elle ne peut se passer d’économies d’énergie. Comme le dit l’adage, l’énergie la moins chère est celle que nous ne consommons pas. C’est également la moins émettrice de carbone.
Florent Jacqmin, expert externe.
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