De nos jours, l’entrepreneuriat semble être la clé de la croissance. C’est du moins ce que l’on nous raconte à longueur de journée au détour d’un fil LinkedIn, d’une conférence Zoom et de la presse économique. Au-delà du mythe de l’idée de génie qui se cache dans toutes les histoires entrepreneuriales à succès, une question se pose: afin d’optimiser ses chances de réussite, vaut-il mieux innover de zéro ou copier et adapter un modèle d’affaires existant?
Cette interrogation volontairement provocatrice est apparue au fil d’une discussion informelle avec un startuper, dans le cadre d’un événement sur l’innovation. A 30 ans à peine, cet entrepreneur suisse se classe sans complexe dans la case des «copieurs». Il se targue même d’avoir lancé (c’est invérifiable) une vingtaine de jeunes pousses à l’étranger, dont la plupart sont mort-nées. Selon lui, les rescapées ont connu leur heure de gloire.
Rocket Internet, un exemple emblématique
Toutes ces start-up existaient déjà sous une autre raison sociale, quelque part dans un parc d’innovation américain, chinois ou israélien. Dans un temps pas si lointain, la pratique pouvait choquer. Elle est aujourd’hui assumée et répandue. Cet art de la copie s’est tellement démocratisé qu’il est devenu un modèle d’entrepreneuriat au sein de l’entrepreneuriat. Dans le jargon, on les appelle «start-up studios», «start-up factories», «company builders» ou encore «venture builders». Ces sociétés sont pour la plupart spécialisées dans le développement de modèles d’affaires existants. Elles fleurissent aux quatre coins du monde. Même en Europe.
A Berlin, Rocket Internet est l’exemple emblématique de cette pratique de la copie. Sans ce fonds d’investissement spécialisé dans le développement rapide de start-up copiées sur des sites à succès, la plateforme de shopping en ligne Zalando n’existerait tout simplement pas. Rocket Internet, c’est surtout l’empire des frères Alexander, Oliver et Marc Samwer. En 2008, cette fratrie opportuniste a eu du flair. Une année seulement après avoir fondé son «usine à start-up» au cœur de la capitale allemande, elle mise sur Zalando. Grâce aux multiples tours de table, le site est devenu grand, très grand, jusqu’à régner sur l’e-shopping européen.
Depuis 2007, Rocket Internet incube plusieurs centaines de start-up dans le monde entier, sauf en Amérique du Nord, pour ne pas se heurter à la concurrence de la Silicon Valley. Toutes sont façonnées sur le modèle d’affaires à succès d’entreprises existantes. Ainsi Zalando se calque sur celui de Zappos. Le service d’aide à la personne Helpling, sur celui de la start-up britannique Hassle. Foodpanda, champion de la livraison de repas à domicile dans 41 pays, s’est inspiré du modèle d’affaires de l’américaine GrubHub. Des success-stories qui masquent une réalité: la rentabilité. Rocket Internet incube les start-up pendant une centaine de jours. Ensuite, les jeunes pousses volent de leurs propres ailes, mais ne sont pas rentables pour autant.
C’est pour les faire sortir du nid que Rocket Internet a fait une entrée remarquée à la bourse de Francfort en 2014, sans toutefois parvenir à séduire les investisseurs. Le 1er septembre 2020, les frères Samwer annoncent leur intention de quitter les marchés, les actions ayant perdu plus de la moitié de leur valeur. Est-ce là le signe que le modèle de la copie a ses limites? Et comment expliquer le fait que celui-ci ne s’épanouit pas davantage en Suisse?
Modèle très innovant
A Genève, Abir Oreibi jongle avec plusieurs casquettes. L’entrepreneuse est à la fois directrice de Lift, dont les activités sont dédiées à l’innovation numérique, investit dans des start-up suisses et internationales et siège au conseil d’administration de la compagnie d’assurances CSS, où elle préside le comité d’innovation qui explore les nouveaux modèles de la santé digitale. Mais Abir Oreibi a surtout fait ses gammes de 2000 à 2008 au sein du géant de l’e-commerce chinois Alibaba. Une expérience de huit ans au pays de la copie.
Selon l’entrepreneuse, cette étiquette qui colle à la Chine traduit deux visions de l’entrepreneuriat et de l’innovation: «J’ai eu l’occasion de rencontrer Kai-Fu Lee, l’ex-directeur de Google en Chine et le fondateur de Sinovation Ventures, le Rocket Internet chinois. Il parcourait le monde à la recherche de modèles d’affaires qu’il adaptait ensuite au marché chinois. Selon lui, l’imitation ouvre la voie à l’innovation. La copie seule ne sert à rien. C’est en l’adaptant aux contraintes et aux besoins d’un marché spécifique que l’on innove. Kai-Fu Lee n’avait pas tout tort.»
Abir Oreibi se souvient bien de l’arrivée du fonds d’investissement berlinois Rocket Internet: «A l’époque, ce modèle de la copie n’était pas bien perçu dans l’écosystème de l’innovation. Avec du recul aujourd’hui, je pense que ce modèle est très innovant.» L’entrepreneuse cite en exemple les start-up studios chinoises: «Les entrepreneurs chinois sont de redoutables testeurs. Ils ne vont pas essayer de mettre le meilleur produit sur le marché. Ce qu’ils vont faire, c’est commercialiser un produit suffisamment bon – mais perfectible – et recueillir les retours du marché pour l’améliorer ensuite.» Selon Abir Oreibi, «nous sommes trop précautionneux en Suisse. Nous voulons commercialiser le produit parfait.»
Et en Suisse?
L’écosystème start-up suisse a-t-il peur du risque ou manque-t-il d’ambition? «Un peu des deux», constate le journaliste Fathi Derder. Depuis plusieurs années, l’ex-parlementaire fédéral (PLR) est un fervent défenseur des jeunes pousses suisses. Son constat est clair: «Les start-up suisses peinent à devenir des succès mondiaux. Malgré l’excellence des recherches et des infrastructures, les développements commerciaux se font à l’échelle de PME. En face, nous avons des start-up étrangères qui veulent changer le monde.» La faute à des CEO suisses pas assez ambitieux et d’un cadre législatif suisse contraignant pour les start-up? «Les conditions-cadres sont mauvaises pour les investisseurs. Il faut stimuler le capital-risque, qui est vraiment le point faible en Suisse.»
Jordi Montserrat nuance. Selon le directeur de la plateforme d’aide aux start-up Venturelab, la Suisse développe une innovation plutôt basée sur des cycles de développement longs – comme dans les sciences de la vie ou l’industrie – que sur des produits ou services ayant une commercialisation rapide, comme pour les applications web, dont on trouve de nombreux exemples très connus aux Etats-Unis ou en Chine.
«Dupliquer et adapter un modèle d’affaires étranger est moins évident en Suisse, estime-t-il. De plus, nous avons moins cette culture entrepreneuriale d’envisager une société à plusieurs milliards. C’est une critique qui revient souvent. Mais est-ce un problème pour autant? Il faut arrêter l’autoflagellation. Enfin, la copie d’un modèle s’émancipe dans des secteurs bien particuliers, comme le commerce en ligne et l’IT. Ce n’est pas envisageable partout.»
La machine à cloner
C’est lors d’un séjour à San Francisco en 1998 que les trois frères Samwer constatent le succès d’eBay. Ils décident de lancer en février 1999 un site équivalent en Allemagne, Alando, en vendant dans un premier temps leurs vieux jouets. Le succès est tel que eBay propose de racheter la plateforme de e-commerce pour 43 millions de dollars. Depuis lors, les trois frères cloneront massivement et donneront naissance à Zalando.