«Alisée, c’est à la fois des idées et des actes», résume Pierre-Alain Masson. Le co-CEO et cofondateur de Seedstars sait de quoi il parle puisque la jeune femme est sa partenaire de business et de vie – elle est la mère de leurs deux enfants. Un joli compliment. Mais qu’en pensent les conseils d’administration qui ont appelé Alisée de Tonnac à leur table, tels que Loyco ou la HEG Fribourg? «Elle a cette capacité à être inspirante et à assurer son job tout en restant cool. Ainsi, même en pleine semaine de la finale du concours Seedstars World, elle a pris le temps de préparer une présentation inspirante sur la digitalisation pour ma société», souligne, impressionné, Christophe Barman, le fondateur de Loyco.
Maîtrise du stress, faculté à motiver et à rassembler les équipes sous la bannière de projets ambitieux, bosseuse, un esprit vif, la liste de ses talents pourrait agacer. Une image de perfection qu’elle n’hésite pas à relativiser. «Je suis une perfectionniste, oui… et aussi une angoissée, confie la jeune femme de 33 ans. J’ai voyagé toute mon enfance d’un pays à l’autre avec des parents expats. Et j’étais celle qui pleurait le plus à chaque fois que nous quittions un pays.»
Syndrome de l'imposteur
Alisée de Tonnac a suivi une scolarité et des études entre la France, Singapour, la Silicon Valley, l’Italie et la Suisse. «Je souffre du syndrome de l’imposteur, poursuit-elle. Michelle Obama évoque aussi cet état d’esprit où une personne, souvent appartenant à une minorité, nourrit le sentiment de ne pas être à sa place.» Les prix, les nominations – elle a été distinguée par Forbes dans son classement des Social Entrepreneurs under 30 – ou les succès avec Seedstars ne l’ont pas apaisée. «Ces récompenses sont celles de Seedstars, pas les miennes.»
Même remise en question dans ses rôles de mère et d’entrepreneuse. «J’ai eu un garçon et une fille tout en travaillant beaucoup, ce qui alimente cette image de succès. Mais moi, ça me met encore plus de pression. J’étais tellement épuisée par ma première grossesse que j’ai fait une crise de «motheradolescence», dit-elle, s’excusant de l’anglicisme. Mon compagnon, lui, s’est bonifié avec l’arrivée de nos enfants. Moi, j’étais comme déconstruite. Trois ans après, j’ai enfin osé prendre un congé maternité et je suis plus forte. Il est triste de penser qu’on est des machines et qu’on n’a pas droit à l’erreur. Seedstars, par exemple, s’est construite aussi par les erreurs.»
Seedstars, justement, qui signifie «graine d’étoiles». Un nom poétique pour une société qui soutient les start-up des pays émergents. Leur bébé, fondé en 2012 à Genève, compte désormais 100 collaborateurs répartis sur une quinzaine de sites dans le monde; 200 avec les partenariats internationaux. L’idée de départ? Les talents existent partout et la société genevoise va les dénicher dans plus de 80 nations.
«La meilleure décision de ma vie»
A 24 ans, Alisée de Tonnac quitte un poste chez L’Oréal où elle était appelée à faire carrière en promouvant des rouges à lèvres. Elle a préféré se transformer en globe-trotteuse à la recherche d’entrepreneurs prometteurs dans les pays émergents. Le grand écart. «J’ai rencontré Pierre-Alain Masson et Michael Weber (les cofondateurs, ndlr) par des amis communs de HEC Lausanne. Ils préparaient un tour du monde. Je voulais en être, souffle-t-elle. Le lundi, j’ai démissionné. Ça a été la meilleure décision de ma vie.»
Elle montre un petit tuk-tuk jaune en bois ramené du Sri Lanka. «Cette moto améliorée symbolise à merveille notre premier voyage, en 2013. On dormait chez l’habitant, se remémore-t-elle. On a dû tout imaginer, parfois en une seule nuit: les critères pour sélectionner les start-up, les récompenses. On a même créé des billets d’avion symboliques pour la Suisse, alors qu’on n’avait pas encore le budget. Mais on a tellement appris. C’était extrêmement intense. J’étais ignorante du monde, alors que j’avais pourtant vécu sept ans à Singapour. La plus grande leçon a été, sans doute, qu’il n’y a pas qu’une manière de faire ou de voir les choses et que tout ne se résume pas à un ranking.»
Pourtant, des classements, c’est justement ce qu’elle fait pour la coupe du monde des start-up, Seedstars World, né il y a huit ans. Il a fallu évaluer jusqu’à 10 000 projets technologiques par an. Aujourd’hui, les inscriptions sont limitées à 5000. Les demandes proviennent de partout: Bolivie, Birmanie, Ghana… Le gagnant de cette année, Finology, a développé une technologie pour les produits financiers en ligne made in Malaisie. Le mode de sélection du concours est clair: présenter un MVP (pour Minimum Viable Product), une technologie solide et une équipe mature.
Mais Seedstars ne se résume pas à la compétition. La plateforme compte 250 000 membres: des investisseurs, des multinationales, des start-up, des organisations publiques. Il y a aussi les incubateurs, dont le premier à Lagos, capitale économique du Nigeria. Alisée de Tonnac y a vécu un an avec son équipe. Un épisode de sa carrière qu’elle évoque dans une conférence en février 2020. Avec ses tripes. «Le Nigeria a été un point de départ pour nous. Il y a une montée en puissance de l’Afrique, expose-t-elle. Le phénomène du «leapfrogging» (saut technologique) y est important, car l’urgence n’est pas la même qu’en Suisse. Par exemple, les technologies de paiement par téléphone, sans même avoir de compte bancaire souvent, touchent plus de 500 millions d’utilisateurs par an. Il y a un véritable impact pour les populations, mais également pour les investisseurs.» L’effet en cascade est tangible. Ainsi, des kiosques solaires pour recharger les téléphones se multiplient dans cet écosystème émergent qui se développe très vite.
Le potentiel de l'Afrique
Ecouter Alisée de Tonnac, c’est comme voyager sans prendre l’avion tant son enthousiasme à décrire le vivier mondial de l’entreprenariat parvient à transporter son interlocuteur. Sans fausses promesses. «Les montants investis dans le capital-risque de nos start-up n’ont rien à voir avec ceux qui circulent dans les pays développés et les retours sont parfois plus lents, note-t-elle. Mais l’évolution est là et l’impact énorme. Pour l’Afrique, on parle de 1,43 milliard de dollars investis en un an et les chiffres de l’«impact investing» augmentent rapidement.»
Outre le soutien financier de près de 70 sociétés, Seedstars crée également des infrastructures (électricité, accès au prêt et même logement) permettant aux start-up de sortir de l’œuf. Ainsi, en Tanzanie, Seedstars Space fonctionne comme un coworking avec un espace où dormir. La structure n’est actuellement plus fonctionnelle en raison du covid, mais le modèle a fait ses preuves.
L’énergie dégagée par la jeune femme est telle qu’on en oublierait presque la pandémie. Pourtant, la crise sanitaire a largement affecté leur business model construit autour de 150 événements par an. «Trois semaines avant la finale 2020 de Seedstars World à l’EPFL, nous l’avons transformée en digital, se rappelle-t-elle. Nous sommes partis en France chez mes parents, qui pouvaient ainsi s’occuper des enfants, car en Suisse, les crèches étaient fermées. Nous avons bricolé un studio pour organiser la finale.»
Sa base: Genève
Reste qu’avant 2020 déjà, Seedstars avait conçu une partie de ses programmes en mode virtuel. Prochaine étape: la création d’écoles pour entrepreneurs dans les pays émergents avec Nicolas Sadirac, le cofondateur de l’Ecole 42. «Il s’agit d’un programme de deux ans pour 300 jeunes qui apprendront à coder, à collaborer, à créer, à être résilients. Deux écoles de ce type verront le jour fin 2021 en Asie du Sud et au Moyen-Orient.» Des discussions sont en cours pour en ouvrir d’autres en Côte d’Ivoire, au Sri Lanka et au Mexique.
Quant à la compétition, elle est repartie pour une nouvelle édition virtuelle. «Ce modèle a des avantages, il est plus inclusif, lance la dirigeante. Il ouvre des portes à des start-up éloignées des centres.» Des projets de diffusion se dessinent avec le Financial Times.
Le tout depuis Genève. «Nos enfants, la marque, la neutralité et la qualité des services, tout nous rattache à la Suisse. Nous avons été contactés pour organiser la finale de Seedstars World dans d’autres pays, mais pour nous, c’est la Suisse», assure celle qui affronte sans peur le changement et affiche volontiers son leitmotiv: «Faire chaque jour une chose qui nous effraie.» Suit-elle ce conseil? Il semble que oui. Alisée de Tonnac vient de s’inscrire au triathlon de Genève, une première pour elle. La veille, elle vient d’accepter de rejoindre le conseil d’administration d’une nouvelle société en Suisse romande. Laquelle? C’est encore top secret.