L’entrée en vigueur, en 2021, du nouveau droit de la société anonyme, qui impose un quota minimum de 30% de femmes au sein des conseils d’administration et de 20% en ce qui concerne les postes de direction, a réveillé les consciences. Cette disposition, qui s’applique aux entreprises de plus de 250 employés et cotées en bourse, pourrait s’étendre à d’autres sociétés.
En Suisse, selon le «Schillingreport», le pourcentage de femmes dirigeantes dans les 100 plus grandes entreprises est en augmentation, pour atteindre 10%. Un pourcentage qui s’avère plus élevé dans les boards (20%). Les chiffres sont meilleurs dans le secteur public, avec 20% de CEO femmes.
Ainsi, l’EPFL, par exemple, a mis en place différentes mesures pour féminiser son professorat, tout comme les Transports publics de la région lausannoise (TL). «Notre clientèle est en majorité féminine (52%), alors que le personnel des TL ne compte que 16% de femmes. Le décalage est important. C’est pourquoi nous avons entamé un travail sur la diversité en interne, en élaborant une charte et en revoyant notre stratégie de recrutement. La direction compte aujourd’hui trois femmes sur huit membres du comité directeur», explique Martial Messeiller, responsable de la communication des TL.
Theresa May, Mary Barra ou encore Carly Fiorina
«La 39e place de la Suisse dans le rapport annuel du World Economic Forum, publié en mars dernier, est préoccupante. Car si on regarde le détail, le pays marque des points grâce à une bonne représentation dans le domaine politique, mais recule dans la mixité des postes de direction, pointe Eglantine Jamet, cofondatrice d’Artemia Executive. Cela signifie que les entreprises se privent d’une grande partie du potentiel de recrutement, en raison de biais qui amènent à privilégier l’assurance et non la compétence.» Pour éviter cela, son cabinet spécialisé dans la mixité des cadres dirigeants présente au moins 50% de candidates pour chaque poste.
Les pays qui font mieux: 29,6% de femmes dans les directions des grandes entreprises en Norvège, 25,7% au Royaume-Uni (25,7%) et 25,4% en Suède.
Reste que cette recherche de mixité tend parfois à développer une «falaise de verre», un phénomène analysé par le cabinet américain Zenger Folkman, spécialisé dans le leadership. Il s’agit du fait de nommer une femme à la tête d’une entité en crise ou engluée dans le marasme. A la mi-juin, le journal interne de La Poste titrait, en parlant de sa propre stratégie RH: «En temps de crise ou lorsqu’il fallait réduire les coûts, les femmes faisaient l’affaire.» Le géant jaune a aujourd’hui mis en place du mentoring pour développer la mixité.
Theresa May est probablement la figure la plus connue pour illustrer cette tendance de la falaise de verre. Mary Barra, engagée pour redresser le fabricant automobile General Motors, ou encore Carly Fiorina, recrutée pour transformer Hewlett-Packard, ont, quant à elles, escaladé cette falaise de verre avec succès. Qu’en est-il en Suisse? On notera que la position d’Anne Lévy, directrice de l’OFSP depuis septembre 2020, est sans doute l’une des charges les moins enviables du pays. Celle de l’avocate américano-nigériane Ngozi Okonjo-Iweala, à la tête d’une OMC en pleine crise, ne l’est guère plus.
Pas de deuxième chance?
D’autres sont passées par l’épreuve du feu. Sophie Guieysse, directrice RH de Richemont, a jeté l’éponge après deux ans seulement au conseil d’administration du groupe de luxe. Engagée pour «licencier quelques barons surpayés», selon le site Business Montres & Joaillerie, elle a renoncé à briguer un nouveau mandat d’administratrice en septembre 2020.
«Je pense aussi à Susanne Ruoff, ex-CEO de La Poste, qui a entièrement assumé le scandale de CarPostal avant de quitter ses fonctions, mentionne Sophie Dubuis, présidente de Genève Tourisme et membre de plusieurs conseils d’administration, dont celui de la BCGE et de Migros depuis 2020. Lorsque vous occupez ce type de poste, c’est plus savonneux. Vous devez être plus pertinente et attentive, car on pardonne plus facilement une erreur à un homme.» A noter que Susanne Ruoff a fondé sa propre société de conseils, Ruoff Advisory. La Valaisanne s’est spécialisée dans la gestion de la transformation pour les entreprises.
Des propos qui font écho à ceux d’Eglantine Jamet. «On ne donnera pas de deuxième chance à une femme dirigeante, observe-t-elle. J’entends souvent dire: «On a déjà essayé avec une femme, mais ça s’est mal passé.» Et si ça se passait mal avec un homme, on ne prendrait plus d’homme? C’est sur ce genre de réflexion qu’on construit la falaise de verre.»
Les nominations récentes de Carole Wyser, directrice générale de la Haute Ecole de santé Vaud (Hesav), de Claire Baribaud, directrice de la Haute Ecole du paysage, d’ingénierie et d’architecture Genève (Hepia), de Sophie Berrest, directrice générale de L’Oréal Suisse, ou de Patricia Solioz Mathys, directrice des TL, sont toutes présentées comme un symbole de changement de la part de l’entreprise. Cela est-il ressenti comme une pression supplémentaire par les principales intéressées?
«Non, parce que ça a toujours été le cas, rétorque Patricia Solioz Mathys. Pour la plupart des postes que j’ai occupés, j’étais soit la plus jeune, soit la première femme ou pas du sérail. Lorsqu’une entreprise choisit un candidat hors du «modèle standard», elle donne le signal de vouloir insuffler ou confirmer un changement. Je trouve ça extrêmement stimulant. Après, à moi de démontrer que je n’incarne pas que ça.»
Un signal de changement
Le phénomène de la falaise de verre revêt plusieurs explications, rappelle Eglantine Jamet: «On choisira une femme parce qu’elle donne un signal de changement, de modernité et de plus grande éthique à une société. C’est aussi le reflet du manque de courage de certains hommes à accepter des postes épineux. Enfin, des études datant de 2008 et de 2020 montrent que les entreprises avec une mixité dans leur direction ont mieux résisté à la crise.»
L’étude menée entre mars et juin 2020 par Zenger Folkman, publiée dans la Harvard Business Review, constate en effet que les dirigeantes sont considérées comme des leaders plus efficaces. Une évaluation qui confirme le rapport de 2019 portant sur plus de 60 000 dirigeants (22 603 femmes et 40 187 hommes). Dans la grille d’analyse, les femmes sont mieux notées dans 13 des 19 compétences évaluées. Dans le top 3, on trouve leur capacité à prendre une initiative, à apprendre de manière agile et à inspirer ou motiver les autres.
Une évaluation qui rejoint celle de Leila Delarive, CEO d’Amplify et présidente de la Fondation Empowerment, la technologie au service de l’humain. «Les femmes sont programmées pour gérer des situations difficiles. Elles rassemblent, elles ont un côté tranchant si besoin, de l’empathie et une capacité d’analyse fine. En plus, elles ont suffisamment peu d’ego pour surmonter les moments de crise et aller au front.»
Par ailleurs, une étude de Sonia Lupien, directrice du Centre d’études sur le stress humain à Montréal, montre que les femmes semblent physiologiquement moins réactives à un stress qui dure que les hommes. En revanche, elles sont plus sujettes au stress dit basal. «On parle ici du stress qu’on transporte avec nous, par exemple à la suite d’une dispute avec notre conjoint», explique la neuroendocrinologue, sur le site des Fonds de recherche du Québec.
Un chemin sinueux
Escalader la falaise de verre n’est toutefois pas sans risque. Clara Kulich, chercheuse à l’Université de Genève, l’évoque. «Un homme est engagé pour ses compétences managériales, alors qu’une femme ne peut savoir si elle sert de symbole, voire de bouc émissaire pour justifier un échec, ou si ce sont bel et bien ses compétences qui l’ont conduite à ce poste à responsabilité», a-t-elle précisé lors d’une conférence en 2019. La chercheuse vient de recevoir un financement supplémentaire pour poursuivre ses recherches intitulées: «Comment le covid conduit à préférer les femmes et les leaders issus de minorités ethniques.»
Dès lors, faut-il y voir une opportunité de carrière face à la sous-représentation des femmes à des postes de direction ou une escalade périlleuse? «J’ai été souvent promue comme femme alibi, lance Sophie Dubuis. Mais j’assume et tant que je peux amener mes compétences, c’est bon. Et si cela amène de la mixité, le but est atteint.» Patricia Solioz Mathys y voit même une ouverture: «Il y a quelque chose de vrai dans le fait que les femmes acceptent davantage les postes à risque. C’est peut-être parce que les hommes ont inconsciemment le frein mental de devoir assurer la charge financière de la famille. En ce qui me concerne, je pense avoir moins de pression sociale à réussir. Si ça ne devait pas fonctionner, je serais prête à changer.»
Entre barrières sociétales, incitations politiques ou falaises de verre, le chemin des dirigeantes reste encore sinueux en Suisse. «Les avancées sont lentes et peinent à se faire remarquer», relève une analyse de Deloitte signée Liza Engel, membre de la direction. L’approche dite du «comply or explain» (appliquer ou expliquer) demandant aux entreprises de respecter les quotas de genre ou de justifier le fait de ne pas les suivre représente toutefois une piste supplémentaire pour un meilleur accès aux postes de dirigeantes pour les femmes.
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Les conseils
- Former les filles au leadership
Leila Delarive a lancé un Girls Leadership Camp pour les filles de 15 à 17 ans, avec l’entrepreneuse Céline Renaud et la journaliste Myret Zaki. Au programme: prise de parole en public, connaissance du numérique, course d’orientation. - Attirer des femmes
Publier une description du poste dans lequel l’entreprise n’énumère pas toutes les compétences en détail. Une femme s’exclura plus facilement qu’un homme et ne postulera pas. Afficher plutôt les valeurs, la mission, dans un langage inclusif. Dans l’annonce, peser les termes. Par exemple, en écrivant «doté d’un fort leadership charismatique», vous perdez la moitié des femmes. Ecrivez plutôt «aimant enthousiasmer les équipes». Travailler sur la composition de l’équipe de sélection et accompagner l’intégration des dirigeantes pour casser les stéréotypes en interne. - S’investir dans la formation
Signer, comme le Groupe E, un partenariat avec une haute école pour encourager les carrières féminines. Le CEO Jacques Mauron déclare sur le site de la HEIA-FR: «Nous allons favoriser l’attribution de travaux de recherche à des étudiantes et créer un prix pour le meilleur travail de bachelor réalisé par une femme.»
Trois questions à Susanne Ruoff, ex-CEO de La Poste
Avez-vous vécu une situation de falaise de verre?
Oui, bien sûr, et pas seulement une fois! La femme symbolise souvent le changement à la tête d’une entreprise. J’ai été nommée CEO de La Poste, qui voulait passer au monde numérique, et cela a été une transformation difficile à bien des égards. J’ai démissionné en 2018. J’en ai profité pour m’orienter différemment. Mais une chose est claire: en cas de crise, il faut emprunter de nouvelles voies et rechercher d’autres compétences.
Avez-vous observé ce phénomène ailleurs?
Pas directement. Mais je remarque dans le travail d’équipe que, lorsqu’il s’agit d’aborder des questions sensibles, ce sont souvent les femmes qui prennent position. S’il y a quelque chose de désagréable à faire, ce sont souvent les femmes qui le font.
La proportion de dirigeantes en Suisse reste faible en comparaison européenne. Votre perception à ce sujet?
L’économie a besoin de cadres qualifiés, femmes et hommes, mais surtout de femmes. Parmi les diplômés universitaires, environ la moitié sont des femmes. Il y a donc un potentiel. Des mesures ciblées doivent être prises, comme la promotion du travail à temps partiel pour les hommes. On cherche des femmes, elles sont là et très qualifiées.