Les entreprises familiales suisses seraient-elles sexistes? L’étude réalisée par le cabinet PwC en mars dernier sur «La relève au féminin» le laisse penser. Selon elle, seulement 18% des filles en Suisse prennent la direction de la société de leurs parents lorsqu’elles ont un ou plusieurs frères, contre 80% quand il n’y a pas d’héritier masculin.
Les héritières qui ont refusé de suivre le schéma traditionnel, et de laisser (toute) la place à un autre membre de la fratrie, se voient encore souvent demander: «Puis-je parler à votre patron?» Cette phrase, Elodie Lorenz-Savoye, qui dirige la vitrerie Perrier, rachetée par son père, l’entend régulièrement. L’entrepreneuse travaille dans un domaine où il y a beaucoup d’hommes. «Je détonne un peu comme femme, jeune qui plus est.» Elle-même avait au départ peu d’intérêt pour la société de sept collaborateurs, basée à Sion. «Initialement, je ne souhaitais pas rejoindre l’entreprise, je trouvais le domaine trop technique. Mais, durant un remplacement que j’ai fait en tant que secrétaire, j’ai pu découvrir la richesse des relations avec la clientèle, j’ai eu envie de me lancer. J’ai intégré la société en 2014.»
Responsabilité partagée entre les membres de la fratrie
Phénomène toujours plus répandu dans les PME, comme chez le fabricant suisse de fers à repasser Laurastar, la famille Savoye a opté, pour la transmission du groupe Bitz & Savoye (dont fait partie la vitrerie), pour une responsabilité partagée entre les membres de la fratrie. Travailler en binôme avec son frère, qui était entré dans la société quelques années après elle, est une richesse pour Elodie Lorenz-Savoye. «Il n’y a aucune concurrence entre nous, au contraire. Reprendre une boîte qui fonctionne bien s’accompagne d’une grande pression. Nous pouvons nous rassurer mutuellement.»
La transmission étant en cours, toutes les décisions importantes de la société de Sion sont encore prises à trois, entre le père, le frère et la sœur, précise la cheffe d’entreprise. «Je n’éprouve jamais de mise à l’écart au sein de la direction. En revanche, je sens que c’était moins attendu que je suive cette voie, contrairement à mon frère.»
«Les relations avec les collaborateurs seraient plus simples si nous étions des hommes», ont souligné un quart des 189 femmes, âgées de 20 à 45 ans, qui ont participé à l’étude menée par PwC. Les héritières rencontrent parfois des difficultés à se faire accepter par les employés, clients et fournisseurs, mais doivent aussi lutter pour prouver leur légitimité à leur poste. Cet aspect est d’autant plus marqué quand l’entreprise est active dans un domaine technique ou habituellement réservé aux hommes, comme dans le cas de la viticulture. Pourtant, la branche voit, depuis une dizaine d’années, l’émergence d’une nouvelle génération d’héritières en Suisse romande, à l’image de Sandrine Bersier au Domaine de la Roche à Dardagny (GE), de Marylène Bovard-Chervet au Château de Praz à Vully (FR), de Noémie Graff au Satyre à Begnins (VD) ou encore d’Amélie Mauler, cinquième génération de la maison Mauler à Môtiers (NE).
Chargée de la qualité et des vinifications des sociétés de la famille Rouvinez, à Sierre, à Martigny et à Sion, Véronique Besson-Rouvinez ne s’est pas non plus laissé effrayer par les difficultés. Elle a rejoint l’entreprise familiale comme stagiaire caviste et vigneronne en 2005. «Au moment où je suis passée en charge du contrôle qualité, j’ai constaté plusieurs choses qui n’allaient pas dans la vinification et qu’il fallait changer. Pour certains collaborateurs, ça n’a pas été simple à accepter.» Comme Elodie Lorenz-Savoye, la vigneronne partage avec ses deux frères la direction de la société de 140 collaborateurs depuis 2009.
A la tête d’une entreprise vaudoise de préfabrication d’éléments de construction à Lonay (VD), Laurence Trovato a elle aussi dû surmonter les obstacles «dans un milieu de la construction particulièrement rude». L’héritière de la société de dix collaborateurs a souvent participé à des «entretiens musclés avec des clients». «Mais quand on a les compétences et la motivation, on a l’essentiel. Le challenge en vaut la peine!»
Rareté des modèles féminins
La rareté des modèles est une des explications avancées par PwC pour expliquer le faible taux de filles reprenant les entreprises familiales. A l’inverse, 70% des femmes dont les mères sont actives dans la société occupent ensuite des postes à responsabilité. Pour Véronique Besson-Rouvinez, cela a joué un rôle. «Ma mère s’occupait de la gestion des équipes qui travaillaient à la vigne, précise la spécialiste en vinification. Je l’ai toujours vue travailler, c’était très inspirant.»
La Valaisanne Véronique Besson-Rouvinez est la seule de la fratrie à avoir une formation technique, même si au départ le vin ne l’attirait pas. «Je n’étais pas du tout intéressée par l’entreprise familiale, contrairement à mes frères. C’est à partir d’une découverte du monde du vin à l’école que j’ai complètement changé d’avis.» Durant ses études d’ingénieure en sciences alimentaires à l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich (EPFZ), la jeune femme réalise un travail de recherche sur le cépage petite arvine. Fascinée, elle postule alors à la Haute Ecole de Changins, où elle suit à temps partiel la formation supérieure pour les métiers du vin. «Trouver des places de stage s’est révélé particulièrement compliqué, surtout dans la région, où j’étais considérée comme une concurrente. Ça m’a obligée à aller travailler à l’étranger, dans le nord de l’Italie.» Dans l’étude de PwC, un tiers des femmes interrogées sur leur absence d’implication dans l’entreprise familiale ont répondu qu’elles faisaient actuellement «leurs armes à l’extérieur».
Pour Laurence Trovato, gestionnaire de Trovato, PME de dix employés, reprendre la société de son père n’était pas non plus une option durant sa jeunesse. «Lorsque j’ai rencontré mon futur mari, qui vivait en France, nous hésitions à nous installer en Suisse, raconte-t-elle. C’est alors que mes parents lui ont proposé un poste dans l’entreprise familiale.» Il a accepté cette offre tout en commençant un CFC en construction. «Je travaillais de mon côté dans une société de management, après des études au sein d’une école de secrétariat de direction. J’avais plus envie d’avoir ma propre entreprise que de reprendre l’entreprise familiale.»
Finalement, Laurence Trovato rejoint la PME en 1989 pour s’occuper du secrétariat. «La gestion administrative d’une entreprise est capitale, mais ce rôle n’est pas du tout reconnu à sa juste valeur. J’ai appris énormément de choses sur le terrain, or ma formation ne reflétait pas mes compétences.» Le couple reprend l’entreprise en 2004 et Laurence Trovato obtient l’année suivante un brevet fédéral de spécialiste en gestion de PME, par validation des acquis de l’expérience. «Ce diplôme nous permet de diriger notre entreprise, mais aussi une autre société dans tous les domaines d’activité possibles.»
Conseils à une jeune héritière de PME
- Anticiper la succession
Pour Laurence Trovato, l’élément clé d’une reprise réussie est de ne pas précipiter la transition et de ne reprendre l’affaire que lorsqu’on est certaine de bien maîtriser l’entreprise concernée. - Acquérir de l’expérience
L’un des points importants est de perfectionner sa formation à l’extérieur de la PME familiale, afin de gagner en compétence et d’apprendre d’autres manières de faire. - Laisser le temps
Un changement de direction peut prendre plusieurs années. Elodie Lorenz-Savoye recommande aux jeunes entrepreneuses d’accepter que les collaborateurs aient besoin de temps pour s’adapter à cette nouvelle donne. Elle recommande aussi la codirection, qui permet de faciliter cette transition. - Rester proche des collaborateurs
Malgré un changement de poste, il est capital de garder une forme de proximité avec l’équipe, selon Véronique Besson-Rouvinez. La dirigeante recommande aussi d’entrer dans l’entreprise grâce à un poste vacant qui n’est pas lié à un licenciement.