«Ma compagne me voyait m’éteindre lentement depuis plusieurs années, mais je ne l’ai compris qu’avec les chamboulements provoqués par la crise sanitaire dans nos vies. L’évidence m’a sauté au visage: mon job ne me plaisait plus.» Julien* a 38 ans et a travaillé pendant quinze ans comme technicien dans le décolletage. Le Neuchâtelois aurait pu poursuivre cette carrière toute tracée. Sauf que, en octobre, au terme de longues semaines d’introspection, le jeune papa a finalement «posé sa dém». Depuis, il utilise ses économies pour boucler la formation de thérapeute reiki qu’il avait commencée pendant le semi-confinement.

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Le cas de Julien est loin d’être unique. «Dans les formations que je dispense en entreprise, près d’un participant sur huit me confie qu’il songe à démissionner, constate Vincent Musolino. Je n’ai jamais vu ça en sept ans de pratique!» Le fondateur de COAPTA, société jurassienne de développement organisationnel pour entreprises, s’étonne de cette tendance nouvelle dans le monde du travail, d’autant plus que les employés quittant leur poste n’ont souvent aucun projet concret en vue. «Encore récemment, une de mes clientes, responsable RH, me confiait avoir perdu trois collaborateurs en un mois.»

Un employé sur six dans l'hôtellerie

Le phénomène a d’abord été identifié aux Etats-Unis. En avril 2021, Anthony Klotz, professeur de management à la Texas A&M University, constate que 4 millions d’Américains ont posé leur démission en un mois. La tendance prend alors le nom de «Great Resignation» ou «Big Quit», soit en français la «grande démission». Des employés commencent à mettre en scène leur démission sur les réseaux sociaux via le hashtag #thegreatresignation. Quelques mois plus tard, en août, la vague se poursuit outre-Atlantique, avec plus de 4,3 millions de départs volontaires de salariés en un mois, et s’étend au reste des pays occidentaux. Au Royaume-Uni par exemple, où le Brexit a amplifié la tendance, le nombre de jobs à pourvoir dépasse pour la première fois le million à la fin de l’été. A l’échelle mondiale, selon la dernière étude du cabinet de recrutement Manpower, la pénurie de talents s’élève à 69%, soit le niveau le plus élevé de ces quinze dernières années.

En Suisse, tous les secteurs sont impactés, selon Jan Jacob, responsable de Manpower Suisse. «Seules les branches de la pharmaceutique et des biotechs sont peut-être moins touchées. Résultat? Il y a une pénurie de talents, mais aussi de main-d’œuvre peu qualifiée dans de nombreux secteurs. Et les recruteurs sont obligés de baisser leurs exigences.»

Dans l’hôtellerie-restauration par exemple, un employé sur six a quitté cette branche depuis le confinement de 2021, soit 30 000 personnes en Suisse. «La fermeture des restaurants a permis aux employés de goûter à une vie sociale sans travail le soir et le week-end, et parfois de trouver un autre emploi, constate Gilles Meystre, président de GastroVaud. Quant aux directeurs, au vu des difficultés – notamment pour recruter du nouveau personnel – et des pertes rencontrées, certains ont choisi de remettre leur établissement plus vite que prévu.»

Pour lui, le problème de pénurie de personnel ne devrait malheureusement pas se résoudre rapidement. Au troisième trimestre 2021, 94 800 places sont restées vacantes en Suisse (dont 15% rien que dans la région lémanique), selon l’Office fédéral de la statistique (OFS). «C’est un record depuis le lancement de cette statistique en 2003», précise Valérie Lässig, analyste à l’OFS. En Suisse, 83% des employeurs faisaient état de difficultés à embaucher, selon un sondage de Manpower réalisé en 2021.

«The Big Quit» touche toutes les classes d’âge, avec un pic observé chez les 30-45 ans, selon Ian Cook. Cet anthropologue américain a analysé 9 millions d’employés dans 4000 entreprises et en a tiré un article publié par la Harvard Business Review. En Suisse, ce serait aussi la classe d’âge la plus touchée, selon  Manpower. Les babyboomers seraient en revanche moins concernés par le phénomène.

Epuisement professionnel

Mais qu’est-ce qui a provoqué cette vaste envie de changer de vie, et d’emploi? Le professeur texan Anthony Klotz identifie quatre causes principales. La première est simplement liée à «un arriéré de démissions». En 2020, en raison de la pandémie, de nombreuses personnes qui auraient dû quitter leur emploi sont restées en poste, comme cela se constate historiquement lors de chaque crise. «Mais une fois que l’économie est repartie, ils ont démissionné», analysait l’Américain dans le Washington Post.

Ensuite, l’épuisement professionnel né de la crise a aussi accentué le roulement du personnel. Le secteur de la santé a par exemple été violemment touché par ces démissions en série dès la première vague, notamment «parce que le personnel avait d’emblée été mis à rude épreuve tant au niveau du rythme que du stress sanitaire», constate Jérôme Rudaz, directeur des ressources humaines de l’Institution de Lavigny et membre du comité HR Suisse.

La troisième cause réside dans le fait que la soudaine parenthèse du covid a mis de nombreux employés face à leurs insatisfactions professionnelles et leur a donné le temps de décider de changer de cap. Pour Jérôme Rudaz, la crise de sens qui sous-tend nombre de ces départs avait déjà démarré avec l’arrivée des millennials sur le marché du travail. «Le covid n’a été qu’un accélérateur, estime le professionnel. Et l’arrivée en âge de travailler de la génération suivante, baptisée «Z», pourrait avoir un effet encore plus drastique!» Car les entreprises sont rarement prêtes à répondre à ces remises en question autrement que par des augmentations de salaire, constate Jan Jacob. «Changer leur culture pour répondre à cette quête de sens sera l’un des défis majeurs qu’elles devront relever à l’avenir.»

Dernière cause du phénomène de démission: toutes les personnes travaillant à distance depuis un an et demi n’ont pas toujours été enthousiastes de devoir reprendre le chemin du bureau. «Certaines ont même préféré démissionner plutôt que de le faire, confirme le responsable de Manpower Suisse. Cela les aurait obligés à renoncer à un nouveau confort de travail, souvent synonyme de gain de temps et d’efficacité.»

Anthony Klotz souligne néanmoins l’effet boomerang de ces démissions en chaîne. Une partie des personnes désirent, quelques mois après leur départ, revenir à leur ancien emploi. Mais cela ne peut fonctionner que si le départ de l’entreprise s’est bien passé.

* Nom connu de la rédaction