Il rêvait d’être océanographe, mais il s’est finalement passionné pour la pharmacie. Après son doctorat, Mario Magada est entré chez Ofac, la coopérative professionnelle des pharmaciens suisses, en 1989. Il y a occupé plusieurs postes avant d’en prendre la tête vingt-quatre ans plus tard. Le siège de la coopérative se trouve à Genève, où elle fut fondée en 1963, mais c’est dans ses bureaux lausannois que nous le rencontrons, installés, ironie du sort, au même étage que ceux de British American Tobacco (BAT) et dans le bâtiment voisin du siège de Philip Morris International. Ofac emploie 320 collaborateurs pour servir ses près de 1000 pharmacies sociétaires réparties dans tout le pays – la Suisse compte en tout quelque 1800 officines.

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La mise en place du dossier électronique du patient (DEP) se révèle laborieuse. Quels sont encore les obstacles à surmonter?
Mario Magada: Il n’y a plus vraiment d’écueils. En tout cas, pas de notre point de vue. Nous sommes parés pour le lancement, le 19 mai prochain, d’Abilis, notre plateforme d’accès au DEP de la Confédération.

Quel est le facteur principal de succès?
Nous nous centrons sur le patient, qui doit pouvoir s’enrôler facilement. De ce point de vue, les pharmacies ont plusieurs avantages. Non seulement elles offrent une très bonne couverture du territoire et une grande accessibilité pour la population, mais en plus ce sont des professionnels de santé qui accompagnent le patient dans l’ouverture de leur DEP. D’ici à la fin de l’année, quelque 400 des 1000 pharmacies membres de notre coopérative proposeront la possibilité d’ouvrir un DEP.

Quel sera le temps nécessaire à son ouverture?
Quinze minutes, pas plus. Un autre atout de la solution Abilis, c’est que les pharmaciens proposeront à la fois le DEP lui-même, mais aussi l’identifiant numérique qui permet de l’ouvrir. Dans notre approche, le DEP va de pair avec d’autres prestations digitales comme le plan de traitement, le renouvellement simplifié de médicaments, l’archivage des factures de pharmacie ou la possibilité de commander ses médicaments en ligne… Ces prestations sont accessibles par une app mobile qui vous permet de rester en contact avec votre pharmacie à distance et hors des heures d’ouverture. Le DEP lui-même sera, lui aussi, disponible sur une app mobile – nous sommes d’ailleurs les seuls à offrir cette possibilité.

Quelle autre différence avec la solution CARA, proposée par les cantons romands à l’exception de Neuchâtel, qui a développé son propre DEP?
Dans les solutions des cantons, vous devez d’abord passer par une administration publique pour obtenir ce fameux identifiant numérique qui vous donnera accès à votre DEP. Un processus parfois laborieux et un obstacle pour un dossier qui, rappelons-le, n’est pas obligatoire pour le patient.

Justement, quels sont, pour le patient-client-citoyen, les avantages d’ouvrir un DEP?
C’est un outil qui vous permet de ranger en un seul endroit toutes vos données médicales: l’historique de vos analyses de sang, d’éventuelles radiographies, votre carnet de vaccination… Prenez la médication des patients qui arrivent aux urgences. En général, on leur demande s’ils prennent des médicaments, et si oui lesquels. Dans 80% des cas, ils sont incapables de le dire. Parmi tant d’autres, cet exemple montre comment le DEP permet de gagner en temps et en efficacité.

La Confédération a autorisé sept communautés de référence, selon le terme en vigueur, à proposer leur DEP. Le pékin moyen a encore de la peine à s’y retrouver…
Le principe du DEP est simple. C’est un classeur virtuel qui permet de rassembler tous les documents touchant à votre santé. La mise en œuvre est rendue plus compliquée, fédéralisme oblige. Avec Abilis, nous sommes les seuls à proposer une solution nationale. D’abord parce que les pharmacies partenaires Abilis sont réparties sur l’ensemble du territoire. Pour les patients, qui sont de plus en plus mobiles et souvent à cheval sur plusieurs cantons, c’est aussi un avantage.

Mais, quel que soit le DEP choisi, il sera en principe lisible partout en Suisse et par tous les prestataires de soins…
La loi exige en effet ce qu’on appelle l’interopérabilité des différents systèmes. Reste encore à la réaliser dans les faits. Ce qui pourrait prendre du temps.

Le DEP est obligatoire pour les hôpitaux et les EMS, mais pas pour les prestataires de soins ambulatoires comme les médecins. La pandémie a révélé que 40% des cabinets médicaux n’étaient pas informatisés. Il n’est dès lors pas très étonnant qu’une majorité d’entre eux traînent les pieds…
L’informatique du médecin, c’est le fax. La plaisanterie court depuis longtemps dans les milieux de la santé, mais je peine à croire à l’actualité de ce chiffre. Il faut s’entendre aussi sur ce qu’on entend par informatisation. De toute façon, au final, c’est le patient-client qui décidera. Si son médecin de famille ne joue pas le jeu du DEP, peut-être s’en ira-t-il. De ce point de vue là, les médecins sont, eux aussi, soumis aux mécanismes du marché.

«Grâce à l'utilisation de l'intelligence artificielle, le DEP se muera peut-être un jour en un outil d'aide à la décision pour le personnel des soins, mais aussi pour chacun d'entre nous.»

 

Un généraliste comme le Neuchâtelois Jean Gabriel Jeannot, pourtant un grand zélateur de la cybersanté, ne cache pas son scepticisme face au DEP en le qualifiant de «poubelle à PDF»…
Il faut bien commencer quelque part. Et c’est déjà un progrès par rapport à la situation actuelle. Dans un premier temps, le DEP sera en effet un dossier rassemblant des documents, de manière plus ou moins ordonnée. Dans un deuxième temps, nous pourrons passer à une gestion dynamique des données personnelles accumulées au fil des semaines, des mois et des années. Grâce à des algorithmes et à l’utilisation de l’intelligence artificielle, le DEP se muera peut-être un jour en un outil d’aide à la décision pour le personnel de soins, mais aussi pour chacun d’entre nous.

Avec le risque d’un largage numérique, notamment pour les personnes âgées?
Je ne crois pas. D’ailleurs, les seniors sont de gros utilisateurs de Facebook, de Netflix, de Spotify… Et s’il devait y avoir un problème, la loi prévoit une délégation des droits d’accès au DEP, par exemple à un proche aidant.

Pourquoi avez-vous décidé de proposer votre propre plateforme d’accès au DEP?
Ofac a été fondée pour permettre une mutualisation des services de facturation pour les pharmaciens. Très tôt, dès la fin des années 1970, nous avons donc eu recours à l’informatique. Si je saute quelques étapes dans le temps, c’est assez naturellement que nous avons voulu digitaliser nos prestations et nos services pour tout ce qui touche à la médication, notre cœur de métier. Le lancement de la plateforme Abilis eSanté en 2019 en témoigne. Comme d’ailleurs notre prise de participation à la plateforme de télémédecine Soignez-moi.ch qui fait désormais partie de notre offre. Nous sommes les nains du système de santé suisse et c’était aussi pour nous une manière de positionner les pharmaciens de manière proactive.

C’est-à-dire?
Le DEP est un outil indispensable pour améliorer le système de santé suisse qui souffre encore et toujours d’une coordination défaillante entre tous les prestataires de soins: pharmaciens, médecins généralistes et spécialistes, hôpitaux, EMS… On le constate chaque jour.

Pourtant, ce n’est pas avec le DEP que vous allez gagner de l’argent…
C’est vrai. La Confédération a débloqué 30 millions pour aider les communautés de référence désireuses de développer une plateforme DEP. Une somme bien modeste en regard de l’ampleur de la tâche. Voilà pourquoi, en tant que seul prestataire privé, nous avons imaginé un modèle d’affaires original qui repose à la fois sur l’aide publique, pour l’étape de la constitution de la plateforme, mais surtout sur nos propres financements, au travers des licences annuelles d’accès ainsi que sur les revenus de la vente des autres services de santé digitale proposés par Abilis. Les DEP des cantons sont, quant à eux, financés pour une bonne part par l’impôt.

Le Contrôle fédéral des finances met en doute les capacités financières de certaines plateformes offrant  le DEP...
Le fait de proposer une communauté de référence et un DEP est un pari d’entrepreneur. De leur côté, les cantons ne sont pas des entrepreneurs, ce n’est pas leur rôle et leur mission. La solution réside certainement dans une complémentarité des rôles  de chacun.

Les GAFAM représentent-ils une concurrence pour les pharmaciens?
La santé est un gâteau qui attire un nombre croissant d’outsiders. Par exemple La Poste et Swisscom. Ou Digitec Galaxus, filiale de Migros, qui déclare vouloir devenir le numéro un de la pharmacie en ligne. L’atout des GAFAM, c’est qu’ils ont d’immenses quantités de données et une grande capacité à les valoriser sous forme d’outils d’aide à la décision. Il faudra compter avec eux.

Les pharmaciens seront-ils bientôt remplacés par des robots?
Pour les patients, en particulier quand ils sont très malades, le facteur humain reste essentiel. Il est vrai que, dans une situation de pénurie de pharmaciens, les algorithmes et l’intelligence artificielle seront d’un concours précieux pour l’équipe de la pharmacie. Les robots ne remplaceront pas les pharmaciens, mais ils les assisteront.

«Proximité, livraison des médicaments à domicile… La pandémie à mis en lumière l'importance des pharmaciens.»

 

Quels sont les défis principaux de la branche?
D’abord la pénurie de pharmaciens. Nous manquons cruellement de professionnels formés.

Pourquoi?
Parce que c’est un métier astreignant et insuffisamment valorisé. Pendant la pandémie, les pharmaciens sont restés ouverts envers et contre tout, à la disposition de leurs clients. Et pourtant personne n’est sorti sur les balcons pour les applaudir. Ils sont plutôt considérés comme les parias du système qui prospèrent en pratiquant des prix élevés.

De fait, les prix restent en moyenne 40% plus élevés que dans les pays voisins. Les pharmaciens ne sont-ils pas en partie responsables?

Les prix des médicaments sur ordonnance sont fixés par l’OFSP. Pour ceux sans ordonnance, il y a une marge de manœuvre. Mais ça n’est pas l’enjeu premier.

Alors lequel?
Les pharmaciens contribuent déjà à une baisse des coûts en recommandant les génériques. Plus fondamentalement, ce qui compte, c’est la bonne utilisation des traitements thérapeutiques, la lutte contre la surmédication… Et non pas le prix. Avec la personnalisation des médicaments, le pharmacien aura de manière croissante un rôle d’accompagnement et de conseil rémunéré à la prestation. PharmaSuisse, la faîtière, est d’ailleurs en train de négocier une nouvelle convention tarifaire. Ce qui, au final, fait la différence pour les patients, c’est la qualité du suivi. Même si beaucoup peinent encore à comprendre que ce service a un coût.

On compte actuellement quelque 1800 pharmacies dans toute la Suisse. Leur nombre va-t-il baisser ou augmenter?
Il va rester stable, selon toute vraisemblance. Il est vrai que les chaînes, notamment celles contrôlées par le groupe Galenica comme Sunstore, Amavita et Coop Vitality (une joint-venture avec Coop), ont pris de l’importance ces dernières années. Sur le plan national, les chaînes représentent environ 30% du total, les 70% restants étant donc des indépendants qui se répartissent en 30% de membres d’un groupement partageant une enseigne unique (par ex. PharmaciePlus), 30% de membres d’un groupement d’achat (par ex. Salveo) et 10% d’indépendants… indépendants! Nous trouvons, en gros, la même répartition sur les sociétaires de la coopérative Ofac.

Quelles sont les leçons de la pandémie?
La crise du covid a souligné notre rôle en matière de tests et de vaccination. Et ce n’est pas terminé: nous allons devoir en gérer les suites. Oui, les pharmacies sont des PME, qui représentent d’ailleurs plus de 22 000 emplois en Suisse. Mais elles fournissent aussi un service à la population, on l’oublie parfois. En particulier les pharmacies de quartier ou de village. Proximité, livraison des médicaments à domicile… la pandémie a mis en lumière leur importance.


Bio express

  • 1961 Naissance à Lausanne, fils du footballeur Jean-Pierre Magada (Morges, la Chaux-de-Fonds, Lausanne-Sports et St-Etienne), reconverti dans les assurances. Etude et doctorat en pharmacie à l’Université de Lausanne.
  • 1989 Entre chez Ofac, la coopérative des pharmaciens, fondée en 1963, comme chef de projet. Aujourd’hui, l’entreprise compte 320 collaborateurs auquel il faut ajouter les quelque 280 employés des pharmacies contrôlées en direct par Ofac.
  • 2013 Il est nommé directeur général d’Ofac après plus de vingt ans comme directeur du marketing.