Elle nous déleste toujours plus du poids des tâches répétitives tout en contrôlant les corps. Elle prédit nos comportements sociaux et assène des vérités. Elle imite, surveille pour le bien et pour le mal; elle gloutonne nos données et crée ses propres règles pour gagner en autonomie. L’intelligence artificielle (IA) a mis une décennie pour s’imposer. Aujourd’hui, elle est omniprésente: finance, énergie, urbanisme et transports, informations, travail, santé, art… L’IA régit nos vies, la société et l’économie. Tous secteurs confondus.

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Ce n’est donc pas pour rien que ces deux petites lettres accaparent les bouches des chercheurs et des entrepreneurs. Mais quelles réalités se cachent derrière ce concept finalement très généraliste, mais dont la mention fait mouche dans les benchmarks, les projets d’innovation et les stratégies de développement des entreprises? Comment ces dernières se positionnent-elles par rapport à cette technologie? Quels sont leurs freins? Mais surtout, comment ces IA se matérialisent-elles dans de nouveaux produits et services? Avec quels gains pour l’individu?

Il est certain que nous avons atteint le point de non-retour. L’émancipation de cette technologie est source de beaucoup de promesses. Mais ses applications et ses finalités posent une longue liste de questions. L’enjeu n’est donc plus de proposer de nouveaux outils, mais de développer les compétences pour intégrer cette innovation, tout en questionnant nos comportements. Avec, à la clé, de nouvelles réglementations en matière de protection et d’utilisation des données. Et, qui sait, de nouveaux droits fondamentaux dans notre société numérique où l’homme et la machine n’ont pas d’autre choix que de dialoguer.

RECHERCHE
L’Idiap, l’IA au service de la société

Notre périple démarre à Martigny. C’est en Valais que se niche l’Idiap. Cet institut de recherche, fondé en 1991, poursuit depuis toujours l’objectif de mettre l’intelligence artificielle au service de la société dans son ensemble. Plus d’une centaine de chercheurs, de doctorants s’y côtoient, enseignent, mènent des projets de recherche et décloisonnent l’IA pour qu’elle s’exploite concrètement dans la réalité des besoins de l’économie et de la société suisse. Tout en gardant son indépendance, l’Idiap a noué des partenariats stratégiques avec de nombreuses institutions, notamment avec l’EPFL.

Au sein de l’Idiap, Joël Dumoulin a les pieds dans deux mondes qui tentent de se comprendre. Responsable du transfert technologique, le Valaisan est en effet un bâtisseur de ponts entre les recherches dans l’intelligence artificielle et les besoins concrets de l’industrie et des PME: «Après avoir longtemps été un marché de niche, l’IA doit aujourd’hui répondre à des besoins spécifiques de l’industrie. Mon rôle d’interface entre l’industrie et la recherche me permet de me rendre compte de la réalité du terrain, souligne-t-il. L’industrie a de plus en plus de besoins et de plus en plus de données. Mais elle ne sait pas nécessairement quoi en faire. Nos chercheurs sont là pour guider les entreprises tout en restant pragmatiques et cohérents avec leurs attentes.»

Joël Dumoulin le rappelle: «L’IA, ce n’est pas de la magie. C’est une réalité qui apporte des solutions concrètes à des problèmes jusque-là insolubles pour l’industrie.» L’expert cite notamment l’efficience des lignes de production, l’optimisation des processus, l’automatisation des tâches chronophages parfois sans valeur ajoutée pour l’humain, la vision assistée par ordinateur pour améliorer la qualité des produits, la maintenance prédictive qui anticipe les pannes ou encore la reconnaissance de la parole et sa transcription. C’est dans ce champ que l’intelligence fait de plus en plus de prouesses.

Si Joël Dumoulin avait un conseil à donner aux PME, il leur dirait d’identifier quels sont les défis que l’intelligence artificielle pourrait aider à résoudre avant de sauter à pieds joints dedans. «Les industriels doivent être prêts à emprunter la voie de la recherche. Il faut être conscient que ça prend du temps», souligne-t-il.

Le conseil:  «Le développement d’un projet d’IA passe presque inévitablement par une collecte des données, l’analyse de leur qualité et de leur quantité. Mais, à la fin, il y a un très fort potentiel compétitif pour l’entreprise. Prendre son temps est payant.»

Afin d’aider les PME à mettre un pied dans l’IA, l’Idiap et Uni-Distance Suisse proposent une solution très concrète: un programme de master intégré en entreprise. «L’entreprise engage un nouveau collaborateur ou en désigne un existant. Pendant un an et demi, ce collaborateur sera formé, à mi-temps, à l’intelligence artificielle. Les 50% restants, il va développer un projet pratique dans l’entreprise tout en étant supervisé par les experts de l’Idiap, explique Joël Dumoulin. Cette démarche va permettre à l’entreprise de tester des idées, de gagner en compétences, de jouir d’un projet concret qui lui est utile tout en formant son personnel.» Inauguré en 2019, ce master en est à sa quatrième volée. Ce sont déjà 21 entreprises et 47 candidats qui ont participé à ce master.

BANQUE
Comment Pictet a constitué une équipe de scientifiques de la donnée

Quittons les Alpes valaisannes pour le bout du lac Léman. A Genève, nous y retrouvons Florent Garcin. Ce diplômé en intelligence artificielle à l’EPFL possède aujourd’hui un titre barbare: Head of Data, Analytics and Tech au sein de la ligne asset management du groupe Pictet. En bon français, cela veut dire que Florent Garcin pilote l’unité de gestion et d’analyse des données du groupe. Ses équipes développent aussi beaucoup de projets et d’applications permettant à Pictet de proposer de nouveaux services. A l’interne, l’expert explique et forme aux outils et aux applications disponibles aujourd’hui avec l’IA.

Florent Garcin est un héros des temps modernes. Héros tout d’abord, car lorsqu’il intègre le groupe Pictet en 2016 en tant que scientifique de la donnée, il est quasi seul: «A l’interne, il y avait une population de convaincus, très consciente de la valeur ajoutée de cette discipline. Mais il y avait aussi des détracteurs, ainsi qu’une population entre les deux. Le premier défi était donc de travailler avec les convaincus pour ensuite convaincre les sceptiques», s’amuse Florent Garcin. Des temps modernes ensuite, car Florent Garcin arrive chez Pictet avec une boîte à outils en constante évolution: «Nous avons dû créer notre propre environnement d’analyse des données qui correspond à l’histoire, à la philosophie et à la vision de la banque.»

Au tout début, Florent Garcin confesse volontiers que les projets partaient «dans tous les sens». Mais, très vite, le scientifique des données constitue une petite équipe de huit personnes. Les expériences peuvent commencer. D’abord dans un des piliers du groupe bicentenaire: l’asset management, avec la mission d’«améliorer l’efficience de la gestion des investissements grâce aux données des marchés. Nous avons expérimenté des briques technologiques pour rendre le travail du gérant plus efficient et pertinent.» Au fil des mois, la mayonnaise prend: «Nous avons formé du personnel et créé des ambassadeurs qui vont ensuite partager leurs expertises dans leur département.»

A l’intérieur du groupe Pictet, la courbe d’adoption monte en flèche. Dès le début, le management s’en mêle et se joint à la dynamique positive: «Il y avait cette envie d’essayer et de créer de la valeur opérationnelle, de nouveaux produits et services tout en améliorant les processus décisionnels, se souvient Florent Garcin. Aujourd’hui, l’importance et la pertinence d’une unité de data science ne sont même plus un sujet discuté», se félicite l’expert. Mais les défis demeurent. Si les travaux de Florent Garcin et ses équipes ont fait leurs preuves dans certains départements du groupe, il faut encore convaincre les autres.

Florent Garcin a sa stratégie: il fusionne les équipes. A la manière des rédactions de journalisme de données, qui font collaborer le journalisme d’investigation et la science de la donnée, il fait «collaborer des équipes business avec des équipes technologiques». Chacun gagne ainsi en compétences en se confrontant à l’univers et aux expertises de l’autre. Les équipes sont ainsi capables de développer un langage commun et d’innover.

E-COMMERCE
La Redoute Suisse ou l'immersion dans le cerveau des consommateurs

A Lausanne, La Redoute Suisse est un phénix qui renaît de ses cendres. Pionnière de la vente en ligne depuis le milieu des années 1990, la célèbre maison française a subi de plein fouet la concurrence en ligne d’Amazon, d’eBay et de Zalando au milieu des années 2010. De quoi se remettre en question en profondeur. L’entreprise, qui appartenait au groupe Kering (ex-Pinault-Printemps-Redoute) jusqu’au mois de juin 2014, s’est vue rachetée en 2014 par deux de ses dirigeants: Nathalie Balla, directrice générale de l’entreprise depuis 2009, et Eric Courteille, secrétaire général et directeur financier de Redcats, la holding de La Redoute.

A la clé? Un retour à l’équilibre. Nouveau changement en mars 2022. Les Galeries Lafayette montent de 51 à 100% du capital de la Redoute cette année et se séparent de Nathalie Balla et d’Eric Courteille. Après avoir eu très chaud aux plumes, donc, La Redoute respire aujourd’hui. Et innove. Grâce à l’IA. Laurent Garet est le directeur général de La Redoute Suisse, qui distribue chez nous les produits de la maison mère depuis 1997. Nous l’avions rencontré en 2016 pour PME afin de suivre la profonde mue de La Redoute et son défi d’«être au niveau des attentes actuelles et futures du client», confiait-il.

Elles passent «par une expérience utilisateur en ligne optimisée avec un fort niveau de personnalisation, des applications numériques parfaites sur tous les supports, ainsi que des outils qui aident à la navigation». A cela s’ajoutait l’investissement de 50 millions d’euros dans la construction d’un nouvel entrepôt logistique dans le nord de la France permettant à La Redoute d’améliorer sa logistique et le traitement des commandes. Depuis nos derniers échanges, il y a six ans, Laurent Garet est passé à l’acte tout en gardant sa ligne, avec un objectif: «Comment améliorer mon business et le service à mes clients», précise Laurent Garet.

Dans sa réflexion, le directeur général de La Redoute Suisse s’attache les services de Jérôme Berthier, fondateur et directeur de la start-up Deeplink, à l’EPFL (lire encadré), spécialisée dans les agents conversationnels (chatbots): «Nous lui avons confié toutes nos données, bien sûr anonymisées. Grâce à l’intelligence artificielle et à l’élaboration d’un algorithme auto--apprenant, Deeplink nous a fourni une segmentation précise de notre clientèle, commente Laurent Garet. C’est-à-dire que nous avions une cartographie de nos clients, où ils se trouvent, ce qu’ils consultent, ce qu’ils ont dépensé ces dernières années et dans quels produits.»

Le constat:  «L’IA nous a aidés à comprendre nos clients et leurs comportements d’achats ainsi que leurs attentes dans un marché ultra-concurrentiel. Nous y voyons beaucoup plus clair.»

Cette soudaine immersion dans le cerveau des consommateurs change le regard de La Redoute Suisse et lui permet d’affiner sa stratégie. Les changements ne se font pas attendre: offres de produits, marketing, service après-vente et conseils à la clientèle… cette cartographie générée par l’IA permet à l’entreprise de mieux servir ses clients. C’est justement dans ce dernier segment que Laurent Garet et Deeplink songent à une deuxième application: les chatbots, ces agents conversationnels truffés d’IA capables de répondre aux besoins et aux questions des clients. Mais la technologie a ses limites: «La relation client est cruciale, commente Laurent Garet. Un chatbot est d’ailleurs opérationnel sur notre site. Il aide le client dans son parcours d’achats.» C’est un système de «questions fréquemment posées» ou FAQ dynamiques que l’entreprise a fait évoluer depuis un an. Le critère important est la satisfaction des utilisateurs du chatbot et elle est passée de 3,5/5 à 4,5/5 en un an.

Car l’IA pourrait faire le travail sur des questions standard. «Mais dès que les questions se complexifient, elle est moins pertinente. Au sein de La Redoute Suisse, nous avons donc décidé de ne pas tout déléguer à la technologie. Nous visons l’excellence.» Pour l’heure, l’IA ne remplace pas l’humain et ne satisfait pas encore le fantasme de Laurent Garet, celui d’un chatbot intelligent qui réponde de manière pertinente à toutes les questions des clients.

VIDEOSURVEILLANCE
Quand l’IA améliore la prise de décision

La décennie à venir est-elle celle de la vidéosurveillance intelligente? A constater l’émancipation et la diversification grandissante de cette technologie, il semblerait bien que cela soit le cas. En Suisse, l’Office fédéral des routes (Ofrou) jouit par exemple d’un système de vidéosurveillance des autoroutes permettant la détection des incidents et la lecture des plaques minéralogiques, facilitant le travail de la police en cas d’accident. Truffée d’IA, la vidéosurveillance intelligente n’attend que de s’émanciper au-delà du champ sécuritaire et routier.

En Suisse, les acteurs à la pointe sont encore rares, mais ils existent. Citons l’exemple de la croissance insolente de Morphean. Basé à Granges-Paccot (FR), ce spin-off de l’entreprise fribourgeoise Softcom est spécialisé dans la vidéosurveillance intelligente, en Suisse comme à l’étranger. Il a développé un logiciel auto-apprenant basé sur l’intelligence artificielle, capable de repérer des mouvements anormaux par le biais d’une caméra. La plateforme, hébergée dans le cloud, est accessible depuis un ordinateur ou un téléphone portable.

Antoine Hedinger est le responsable technologie en chef de Morphean. Au sein de ses systèmes de vidéosurveillance, l’IA «enrichit la vidéo de métadonnées afin d’améliorer la prise de décision par l’humain». En effet, ces intelligences artificielles apprennent des images qu’elles voient. Elles créent des bases de données qui sont ensuite croisées avec d’autres bases de données pertinentes. Au final, cette mise en relation divulgue une image beaucoup plus précise et pertinente pour l’humain et améliore donc sa prise de décision. Mais pour quels besoins?

Antoine Hedinger cite le personnel des sites d’alarmes, dont le cahier des charges est de surveiller en continu les images de vidéosurveillance. Et de sonner l’alarme en cas de besoin: «L’IA nous permet de savoir si c’est un chat ou un voleur qui est à l’origine de l’alarme.» Sur le réseau routier, l’IA est capable de discerner les poids lourds des voitures de tourisme. Et dans le commerce de détail, les solutions de vidéosurveillance de Morphean sont capables de quantifier le flux des visiteurs et leur parcours d’achats. Un outil utile au marketing autant qu’au responsable des stocks ou à la planification du personnel.

MEDICAL, RH, CONSTRUCTION
L’IA s’impose dans tous les secteurs

Retour à Lausanne, où Swiss-Inspect – une start-up de l’EPFL – a développé un système de ponts alliant l’IA, les drones et la vision par ordinateur. Pour rappel, en Suisse, les ponts sont inspectés tous les cinq ans. SwissInspect entend offrir «un outil d’inspection plus objectif et plus sûr de ces infrastructures, auxquelles pourront s’ajouter un jour les tunnels, les barrages et les bâtiments», souligne le communiqué de la jeune pousse, soutenue à hauteur de 300 000 francs par Innosuisse. Un montant auquel s’ajoutent les 10 000 francs de la bourse Venture Kick. Cela permettra à Swiss-Inspect de tester sa technologie durant dix-huit mois.

Toujours à Lausanne, mais dans un autre secteur, Debiotech utilise l’intelligence artificielle au service de personnes souffrant de diabète. Une opportunité d’innovation née d’un accord conclu avec le centre Artorg de recherche en bio-ingénierie médicale de l’Université de Berne, qui menait alors une étude sur la prise en charge des personnes diabétiques par l’intelligence artificielle. Une des nombreuses innovations que Debiotech a lancées et réalisées en partenariat avec l’EPFL. Sa pompe à insuline surveille le taux de glucose à intervalles réguliers.

Le système apprend d’abord pendant plusieurs jours, sans agir, afin de connaître le métabolisme du patient. Ensuite, il fonctionne de manière précise, avance la société, et est capable de détecter les phases d’hypoglycémie et d’hyperglycémie jusqu’à 90 minutes avant qu’elles ne surviennent. Cela grâce à l’IA. Qui s’émancipe aussi dans les ressources humaines. Basée à Renens, Vima a développé une IA qui s’est abreuvée de plus de 2000 vidéos d’expressions faciales et corporelles, des contractions des muscles du visage, de la posture ou des mots prononcés. Et cela, afin de définir les traits de personnalité des futurs candidats. Le but? Aider les candidats à postuler à la bonne offre et les recruteurs à rechercher le meilleur profil pour un poste. En Suisse, Manpower teste l’outil de Vima. Des ressources humaines à l’industrie, de la finance au commerce de détail, on le voit: l’intelligence artificielle s’impose dans tous les secteurs… et est appelée à durer.


Entre fantasmes et technologie salvatrice, quels sont les risques engendrés par l’IA?

Si les algorithmes et l’IA ont permis de formidables avancées, ils comportent des risques sociétaux, éthiques et liés à la protection des données.

Lonneke van der Plas, chercheuse à l'Idiap.

Depuis sa naissance, l’IA cultive plusieurs fantasmes. Celui du grand remplacement de l’homme par l’algorithme. Celui aussi selon lequel la technologie pourra résoudre tous nos maux. A chaque évolution technologique, l’hypothèse d’une prise de pouvoir de la «machine» sur l’humain alimente les craintes . L’intelligence artificielle n’y échappe pas. Il ne s’agit pas d’un putsch technologique sur nos modes de vie, mais d’une remise en question et d’une adaptation. Car l’innovation a ce pouvoir de nous questionner dans nos fonctionnements et nos habitudes. Cette réticence au changement s’explique en partie par la vélocité du temps technologique bien plus grande que notre capacité – en tant que société – à adopter la nouveauté.

Toutefois, il devient urgent de vivre avec l’algorithme et d’en corriger les biais, qu’ils soient de genre, culturels ou raciaux. Ces derniers se retrouvent également dans les corpus de données sur lesquels s’entraînent les IA. C’est d’ailleurs l’un des champs de recherche de Lonneke van der Plas. A l’Idiap, la chercheuse s’intéresse particulièrement à l’intelligence artificielle et à ses aspects de communication, notamment les logiciels multilingues.

L’une de ses démonstrations, c’est que les intelligences artificielles ne sont pas… intelligentes. Du moins pas assez si on les compare aux capacités de l’humain: «Les IA des technologies linguistiques, comme les assistants virtuels ou les logiciels de traduction, s’entraînent sur d’immenses corpus de texte. Cet entraînement dure des jours. Il coûte cher en termes de budget et pour l’environnement, souligne la chercheuse. Ces IA sont excellentes pour nous imiter. Elles vont développer des modèles et des systématiques au fil de l’apprentissage. Par contre, elles seront souvent incapables d’appliquer ce qu’elles ont appris dans un autre domaine. Actuellement, seul le cerveau humain peut faire ce transfert d’expériences.» L’autre aspect des recherches de Lonneke van der Plas est de combattre la tendance des algorithmes à vouloir toujours nous montrer ce que nous voulons voir, générant ainsi des bulles de filtres et de fausses perceptions.

Ces biais sont également au cœur des enseignements de Giuliano Bonoli. A Lausanne, le professeur à l’Institut de hautes études en administration publique (Idheap) propose un séminaire expérimental. Il s’intéresse aux algorithmes prédictifs qui aident les agents publics, comme les administrations, à prendre des décisions et sur lesquels ils se basent pour mettre en œuvre des politiques publiques: «Ces outils sont encore peu développés en Suisse. Par contre, des applications à l’étranger nous offrent déjà plusieurs cas d’étude.» Giuliano Bonoli et ses étudiants se sont par exemple intéressés à cet algorithme néerlandais qui, sur la base de plusieurs corpus de données administratives, essaie d’identifier les fraudeurs à l’aide sociale.

Aux Etats-Unis, les étudiants se sont penchés sur les outils algorithmiques utilisés par les autorités de la protection de l’enfance. Sur la base des données des services sociaux, de l’école et de bien d’autres, cet outil évalue le risque de maltraitance d’un enfant. Il délivre un score. En fonction de ce score et en cas de suspicion, cet outil renseigne les travailleurs sociaux sur la nécessité de mener une enquête plus poussée. Aux Etats-Unis toujours, les juges utilisent un algorithme pour évaluer les risques de récidive de la population. En Belgique, on évalue le risque individuel de chômage longue durée en cas de perte d’emploi. La tendance est donc là. Elle va gagner la Suisse. Si les algorithmes et l’IA nous ont permis de formidables avancées, ils comportent des risques sociétaux, éthiques et liés à la protection des données. A nous de les empoigner.


La transcription vocale par Recapp

© www.sebastiencrettaz.com
  • Retranscrire les débats
    A Viège, l’entreprise valaisanne Recapp, fondée en 2014 par des chercheurs de l’Idiap, s’est spécialisée dans la reconnaissance et la transcription vocales. Ses solutions équipent notamment le parlement valaisan, qui les utilise pour la transcription automatique des séances du Grand Conseil, en deux langues, dans les idiomes locaux: «C’était l’une des difficultés et aussi la force de notre solution de pouvoir transcrire les débats en français, en bon allemand et en dialecte haut-valaisan», commente David Imseng, directeur de Recapp. Les technologies de l’entreprise ont également séduit les cantons du Jura, de Berne, de Glaris, de Schaffhouse, de Schwytz, d’Argovie et de Saint-Gall.
  • Médias, assurances et finance
    Ailleurs, les solutions de Recapp font petit à petit leur nid dans les médias: «Nous travaillons avec la SRF dans l’indexation des archives audio et vidéo, ainsi que dans la génération de sous-titres automatiques. Dans ce dernier cas, cela demande encore des développements», précise David Imseng. Recapp collabore également avec la télévision régionale Canal 9 pour l’indexation des archives, mais aussi avec la Radio Télévision Romanche (RTR): «Car, oui, notre solution reconnaît aujourd’hui le romanche.» Au-delà des médias, Recapp travaille avec d’autres industries telles que l’assurance et la finance.

Deeplink et les chatbots

Jérôme Berthier, cofondateur et directeur de Deeplink.

© Brigitte Besson

Deeplink, spécialisée dans les chatbots et créée en 2019, a accompagné La Redoute Suisse. Mais pas que. Dans ses bureaux de l’EPFL et de Renens, Jérôme Berthier, son cofondateur et directeur, a aussi des fantasmes d’une IA globale capable de comprendre l’humain dans ses moindres détails. Mais il reste réaliste, contribuant à développer le langage entre l’homme et la machine: «Il s’agit d’ailleurs de notre principal positionnement. Penser qu’une IA sait tout sur tout, ce n’est pas possible. Par contre, nous sommes aujourd’hui capables de bâtir des intelligences artificielles spécifiques à des besoins précis. Tout le défi est de mettre ces IA en réseau afin d’amener une plus-value à l’humain.»

Retour sur investissement
«Nous implantons les chatbots là où c’est pertinent. Par exemple, dans les centrales d’appels ou les services clients sur internet. Ce sont des applications vraiment parfaites, capables de comprendre la question de l’utilisateur et de lui fournir une réponse. Dans ce type de technologies, les entreprises ont un retour sur investissement rapide. Selon les statistiques, un être humain est capable d’attendre jusqu’à quinze minutes au bout du fil dans un centre d’appels. Avec le chatbot, il obtient une réponse en quarante-cinq secondes.» Les agents conversationnels de Deeplink équipent les Etats de Vaud et de Genève, la Loterie Romande, des banques, ainsi que le secteur de la santé.


Steen, l’IA dans le bâtiment

David Orlando, directeur général de Steen Sustainable Energy.

© ALEXANDRE DIMITROPOULOS
  • Transition énergétique 
    La PME lausannoise Steen Sustainable Energy est une pionnière dans le développement des réseaux dits «à anergie». Il s’agit d’un réseau de chauffage monotube, qui n’utilise aucune sonde géothermique et qui capte de l’énergie de son environnement. Plus précisément, ce réseau parvient à capter l’énergie thermique du soleil, de l’air et du sol: «Notre système innovant fonctionne comme une sonde géothermique horizontale, détaille David Orlando, son directeur général. Comme le réseau n’est pas isolé, il va capter diverses sources d’énergie. Cela nous permet de récupérer des énergies perdues, comme la chaleur dégagée par les frigos, par exemple. Ces énergies sont ensuite redistribuées à différents clients.» 
  • Rôle central de l'IA 
    «L'intelligence artificielle nous permet de faire l’interface entre la pompe à chaleur, le consommateur et le producteur d’énergie, explique David Orlando. Avec son intelligence artificielle, la pompe à chaleur va faire remonter toutes les informations à un superviseur. Les consommateurs et les producteurs produisent également des données. Grâce à l’IA, le superviseur va agréger toutes les données captées et les redistribuer aux utilisateurs sous la forme d’informations pertinentes; par exemple sur les besoins de stockage, sur la consommation. Cela signifie aussi que le jour où nos réseaux à anergie alimenteront une ville, tous les consommateurs et producteurs produiront et recevront des informations pertinentes. Elles rendront notre IA encore plus intelligente.» 

Un collaborateur formé à l'IA chez Factory5 

C’est au bout du téléphérique le reliant à la plaine, agrippé à la montagne dans le village d’Isérables (VS), que Samuel Vuadens dirige Factory5 (anciennement Mecatis) depuis quinze ans. Son entreprise, fondée en 2008 et acquise en 2020 par l’allemand Chiron Group, révolutionne l’industrie de la micromécanique avec un produit phare: la Micro5, soit une fraiseuse miniature connectée à une plateforme numérique. Un petit gabarit 4.0, qui permet à Factory5 de rationaliser le processus de production. Parmi ses clients? Les manufactures horlogères, l’industrie des technologies médicales ou encore la joaillerie et la micromécanique pour usiner des pièces de très petite taille.

Il y a deux ans, Samuel Vuadens porte un candidat au master intégré de l’Idiap. Il engage un informaticien. Son mandat au sein de l’entreprise est d’intégrer l’intelligence artificielle sur les machines de coupe de haute précision. Celles-ci fabriquent les pièces miniatures qui seront ensuite intégrées aux machines-outils des industries citées plus haut. En intégrant de l’IA, Factory5 va optimiser l’efficience des outils de coupe, consommables fondamentaux du processus d’usinage: «Les outils usinent des pièces de meilleure qualité; ils ont une durée de vie plus longue et les machines consomment moins d’énergie, se félicite Samuel Vuadens. Ses clients s’en réjouissent aussi: «Cette optimisation augmente l’efficience de production et donc les coûts facturés aux clients, dans une industrie qui s’impose de devenir plus durable afin de préserver les ressources de notre planète.» Factory5 emploie aujourd’hui une trentaine de collaborateurs.


Faut-il réglementer l’IA? Le casse-tête helvétique

Après des années d’euphorie et d’enthousiasme, l’intelligence artificielle est dans le viseur des juristes. En effet, de nombreux pays songent à d’éventuelles réglementations pour mieux l’encadrer et protéger les individus. Comme l’expliquait en juillet dernier l’avocat zurichois Jacques Beglinger: «Les différents projets de réglementation lancés dans le monde présentent de nombreuses similitudes: ils entendent dans les grandes lignes garantir la robustesse technique et la sécurité, assurer le respect des droits de l’homme et l’interdiction des discriminations, et maintenir la transparence.»

L’ampleur des défis illustrée par le RGPD

Le problème réside cependant dans le fait que l’IA est une technologie fondamentale utilisée dans de nombreux domaines, avec une intensité et une utilité variables. Autrement dit, une réglementation parfaitement uniforme se heurtera tôt ou tard à des limites. Alors que faire? En mai 2018, l’entrée en vigueur du règlement européen sur la protection des données (RGPD), qui visait ni plus ni moins à redonner le pouvoir aux citoyens de l’UE en matière de données personnelles, avait déjà montré l’ampleur du casse tête.

Un choix difficile pour la Suissee 

L’avocat genevois Nicolas Capt, expert en droit des médias et des technologies de l’information, souligne le dilemme: «L’UE aime réglementer. Si la Suisse décide de la suivre dans la réglementation de l’IA, elle prend
le risque de se tirer une balle dans le pied. Les entreprises iront développer de l’intelligence artificielle au Brésil, en Inde ou je ne sais où. C’est donc un choix difficile pour la Suisse, qui ménage l’économie tout mettant des garde-fous.» Selon Nicolas Capt, l’IA est une technologie évolutive et transversale, «pourvoyeuse de grands risques (surveillance) comme de choses prometteuses. Il faudrait donc réglementer là où les risques sont les plus importants.»


2010, année charnière

WATCHING JEOPARDY

Février 2011, Watson crée la sensation. Le logiciel d'IBM, qui parcourt à lui seul plus de 200 millions de pages web en trois secondes, gagne  face à des joueurs chevronnés au jeu télévisé Jeopardy.

Souvenez-vous de ce point de bascule entre deux décennies lorsque les médias et l’industrie technologique anticipent, alertent ou se réjouissent des prémices d’une révolution qui promet de tout chambouler. Après des décennies de tentatives à vouloir imiter l’humain, l'intelligence artificielle peut gloutonner cette mine d’or d’informations. Et enfin apprendre de nous, de nos comportements, de nos attentes. Aux Etats-Unis, c’est Watson qui a créé la sensation en février 2011. Ce logiciel d’IBM parcourt à lui seul plus de 200 millions de pages web en trois secondes. Face à des joueurs chevronnés, Watson a gagné en direct le jeu télévisé Jeopardy. IBM entend mettre les capacités de Watson au profit du diagnostic médical. Le logiciel sera notamment responsable de chercher la mutation génétique d’un patient dans les gigabases de données génomiques.

Cette croissance spectaculaire de l’IA nourrie par nos données se matérialise par exemple dans les requêtes personnalisées des moteurs de recherche. Elle donne aussi naissance aux chatbots. Ces petits robots automatisés truffés d’intelligence augmentée simulent une conversation humaine puisqu’ils sont capables de comprendre le langage naturel, c’est-à-dire le langage utilisé par les humains avec des mots et des phrases. Ils remplacent aujourd’hui le service clients dans la santé, la finance et la banque ou encore l’e-commerce.

L’irruption du deep learning – ou apprentissage profond – en 2012 a métamorphosé les recherches en intelligence artificielle. Et, par conséquent, les manières dont nous l’appréhendons. Avec cette nouvelle méthode d’apprentissage automatique, l’IA se rebelle et se dote d’un cerveau. Elle ne régurgite plus ce qu’on lui a appris par l’absorption massive de données. En effet, le deep learning n’est autre qu’un système d’apprentissage basé sur des «réseaux de neurones artificiels». Il permet à un programme de reconnaître par exemple le contenu d’une image ou de comprendre le langage parlé.

Comment? Parce qu’on l’a entraîné sur des dizaines de milliers de photos et de textes. Sauf que, désormais, ce programme peut détecter par lui-même le même contenu sur de nouvelles images ou un texte. Le deep learning, capable de comprendre la voix et de reconnaître les visages, fait des prouesses avec l’application Siri. Il s’émancipe également dans l’art, où il est capable d’imiter des œuvres ou d’en créer de nouvelles. En 2015, Google, avec son programme d’intelligence artificielle baptisé Deep Dream, a beaucoup fait parler dans ce domaine. A partir d’images préexistantes et de l’analyse de photos, de tableaux et de formes, Deep Dream a généré des œuvres inédites. Voilà pour l’historique. Aujourd’hui, les géants technologiques que sont Google, Apple, Microsoft, Amazon et Facebook (pour ne citer qu’eux) ont toujours été les plus grands vecteurs promotionnels de l’intelligence artificielle, esquissant des futurs parfois utopistes.