Elles sont banquières d’affaires, senior managers, directrices juridiques, marketing ou artistiques. Elles sont régulièrement promues et augmentées. Et pourtant, elles abandonnent ces postes prestigieux, bien rémunérés et assortis d’un certain pouvoir, pour se réinventer professionnellement. Céline Alix les a interrogées et en a tiré l’ouvrage Merci mais non merci, comment les femmes redessinent la réussite sociale aux Editions Payot. La Française a elle-même suivi cette trajectoire: elle a quitté, à 36 ans, sa profession d’avocate d’affaires dans de grands cabinets internationaux et créé une entreprise de traduction juridique, avec sept autres anciennes avocates.

Contenu Sponsorisé
 
 
 
 
 
 

Dans votre livre, vous vous appuyez sur le concept d’«opting out», soit en français le fait de se retirer. Pourquoi?
Céline Alix: Le livre de la sociologue américaine Pamela Stone Opting Out? Why Women Really Quit Careers and Head Home, publié en 2008, a été une révélation pour moi. C’était la première fois que je me retrouvais face à une étude qui parlait de ma situation. Comme la cinquantaine de femmes interrogées dans cet ouvrage, j’ai décidé à 36 ans de quitter ma carrière, en l’occurrence d’avocate d’affaires. «Opt out», c’est une démarche volontaire. Des femmes brillantes et socialement privilégiées choisissent de sortir du monde du travail.

Quels points communs partagent les femmes interrogée dans votre livre?
J’ai parlé à 50 femmes et me suis arrêtée à la cinquantième, car leurs histoires étaient presque toujours identiques. Elles avaient été de très bonnes élèves à l’école, fait de brillantes études, des stages dans lesquels elles avaient excellé et leur carrière était en pleine ascension. Elles étaient bien entrées dans le moule mais ne s’y sentaient pas à l’aise. Elles aspiraient à d’autres systèmes de réussite, qui ne soient pas uniquement basés sur l’argent, le travail à outrance, le statut et le pouvoir.

Il n’est pourtant pas rare que ces femmes ressentent un sentiment d’échec…
Leurs départs sont souvent considérés comme une perte pour la société qui a investi dans leur éducation, mais aussi par les entreprises, qui se disent: «Nous les avons accueillies, formées et promues, et voilà ce que nous récoltons en échange.» En réalité, ce sentiment d’échec personnel, que j’ai moi-même ressenti, cache un phénomène social. Loin d’être des accidents de parcours isolés, les départs de nombreuses femmes de leur poste à responsabilités sont une réaction à des codes d’entreprise périmés qui doivent être remplacés par un nouveau modèle de réussite sociale.

Vous citez dans votre livre plusieurs statistiques par profession. Par exemple, une avocate sur trois quitte ce métier en France, contre un avocat sur cinq. Comment expliquez-vous cet écart?
Le système a été façonné, il y a une quarantaine d’années, par des hommes, pour des hommes. De nombreuses femmes rêvaient de pratiquer ces métiers, dont leurs mères et grands-mères étaient exclues. Et lorsqu’elles y ont accédé pleinement, elles se sont senties désabusées. Du fait de cette position d’«outsiders», d’«arrivantes», elles ont porté un regard neuf, mais aussi plus critique, sur ces professions. De plus, pour des raisons culturelles, liées à la maternité notamment, il est souvent plus facile pour une femme de quitter un emploi.

En ce sens, les femmes sont des pionnières de la remise en question des modèles de réussite traditionnels, qui est aujourd’hui confirmée par les jeunes. Selon une étude de Deloitte sur les jeunes générations, moins de la moitié des millennials (47%) et de la génération Z (48%) pense que les entreprises ont un impact positif sur la société. Ils étaient 76% en 2017.

Vous parlez d’un «monde du travail périmé», pourquoi?
J’évoque, en effet, différents codes périmés du monde de l’entreprise. Il y a le présentéisme, qui oblige à travailler très tard le soir. Il existe aussi ce que j’appelle «la politique», c’est-à-dire les magouilles, les promotions basées sur les relations et les manœuvres plutôt que sur le mérite. Ce modèle se retrouve dans plusieurs pays occidentaux.

Le départ d’une partie des femmes de leur poste à responsabilités débouche, selon vous, sur la constitution d’un nouvel écosystème. Par quoi se caractérise-t-il?
Une partie de ces femmes restent dans leur métier, qu’elles continuent à aimer. Elles créent leur propre structure, seules ou avec des associés, souvent des femmes. J’ai pour ma part créé une entreprise de traduction juridique il y a près de dix ans avec sept consœurs. Les relations dans ces nouvelles structures sont marquées par la confiance, par plus de fluidité dans la manière d’organiser son espace et son temps. Cela donne lieu à de nouvelles formes de leadership: les employés ne sont ni surveillés ni infantilisés, c’est l’efficacité qui prime. Il y a également plus de transparence dans les négociations, qui étaient auparavant marquées par des démonstrations de pouvoir. Ce sont aussi des formes de management plus ouvertes aux critiques et aux retours.

La pandémie accentue-t-elle cette tendance?
Selon un article du Financial Times de janvier dernier, les démissions d’associés dans les grands cabinets d’avocats internationaux ont augmenté de près de 50% en 2021, par rapport à 2020. Il y a donc une réelle tendance au changement de carrière. Je suis assez optimiste pour l’avenir, je pense que la pandémie nous a fait gagner dix ans en matière de gestion d’entreprise. La plupart des managers étaient opposés au télétravail et aujourd’hui, quand il est choisi, c’est un vrai outil d’attractivité pour les entreprises. Face au départ des cadres et au désintérêt des jeunes, les grandes entreprises et cabinets d’affaires ont entamé une réflexion pour changer leurs pratiques.