Isabelle Romy est formelle. Le droit est en passe de devenir un levier essentiel de la lutte pour le climat. Les litiges pour non-respect des Accords de Paris se multiplient, les actions judiciaires déposées contre des entreprises comme Shell, Total ou ExxonMobil font la une des médias. Cette vague va bientôt toucher la Suisse, elle en est convaincue. Et c’est sans compter les actions ouvertes contre les Etats. Par exemple celle des Aînées pour le climat, retoquée par le Tribunal fédéral et désormais en attente de jugement à la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH).

Contenu Sponsorisé
 
 
 
 
 
 

Judiciarisation de la transition écologique?

«Ce cas est considéré comme prioritaire par la Cour, dit-elle. J’observe que les gouvernements, les dirigeants d’entreprise, l’opinion en général n’ont pas encore pris conscience de ce qui est en train de se passer devant les tribunaux à l’étranger. C’est complètement fou.» Dans le même temps, Isabelle Romy déplore le risque d’une forme de judiciarisation de la transition écologique. «Trente ans après le Sommet de Rio, nous assistons enfin à des avancées très concrètes. Mais il faudrait qu’elles soient accompagnées d’un débat démocratique.»

L’avocate nous reçoit dans les bureaux de Kellerhals Carrard à Zurich, à la Rämistrasse, en face du légendaire restaurant de la Kronenhalle. On nous avait loué son acuité intellectuelle et une modestie presque confondante. Souriante, elle s’étonne de ces superlatifs. Au mur, des photos en noir et blanc de la vieille ville de Lausanne, qui reste l’un des points d’ancrage de l’étude, devenue, ces dernières années, l’une des plus importantes de Suisse avec ses 230 avocats et quelque 86 associés. Dont 12 femmes. Si elle l’a rejointe il y a un an, c’est avec le projet de développer une plateforme de services juridiques dans le domaine de l’environnement, justement.

Gestion des risques, enjeux financiers et stratégiques, la montée en force des normes environnementales, sociales et de gouvernance (ESG) a de nombreuses implications pour les entreprises, grandes ou petites, ainsi que pour les collectivités publiques. Avec ses collègues, Isabelle Romy veut les aider à relever ce nouveau défi. Associé comme elle chez Kellerhals Carrard, professeur de droit à l’Université de Lausanne avec qui elle a d’ailleurs fait un stage d’avocat et qui la connaît de longue date, Jean-Luc Chenaux souligne: «En s’intéressant très tôt aux questions environnementales, elle a d’emblée manifesté une approche visionnaire du droit.»

L'affaire dites des fonds bulgares

Pionnière du droit de l’environnement en Suisse, Isabelle Romy a aussi une expertise reconnue dans tout ce qui touche au contentieux judiciaire suisse et international, en particulier dans le domaine bancaire. Elle est par exemple l’avocate de Credit Suisse dans l’affaire dite des fonds bulgares en attente d’un verdict du Tribunal pénal fédéral de Bellinzone prévu pour la fin juin. La banque et les coaccusés répondent notamment du blanchiment de plusieurs dizaines de millions de francs d’un trafic de cocaïne pour le compte d’une organisation criminelle bulgare entre 2004 et 2008.

«Sur le plan purement juridique, il n’y a aucun doute qu’il faudrait acquitter. Je ne veux toutefois pas en dire plus avant le rendu de la décision des juges. Mais cette affaire aura de fortes implications sur l’évaluation du devoir de diligence des banques à l’avenir.» Isabelle Romy se garde aussi d’émettre un avis sur l’accumulation des dysfonctionnements au sein de la deuxième banque du pays. Elle observe que, entre 2012 et 2015, c’est UBS qui se trouvait dans l’œil du cyclone, comme si les affaires qui secouent la place financière répondaient à une logique cyclique. Membre de son conseil d’administration jusqu’en 2020, Isabelle Romy sait de quoi elle parle.

Il faut, pour comprendre sa vocation d’avocate, mais aussi sa passion pour le droit de l’environnement, faire un détour par le quartier de la Blécherette, sur les hauts de Lausanne, où elle a passé son enfance et son adolescence. Installée à Zurich depuis vingt-sept ans, elle se définit toutefois comme une «vraie Lausannoise». Avec émotion, elle parle des longues heures passées dans les forêts avoisinantes comme éclaireuse chez les Ames vaillantes, puis pour s’entraîner à la course à pied, elle qui a commencé l’athlétisme à 10 ans, décroché plusieurs titres cantonaux juniors sur 300 et 600 mètres (des distances qui n’existent plus) ainsi qu’une médaille en 4 x 100 mètres avec la future star du sprint suisse Anita Protti.

Isabelle Romy (à g. sur la photo) a décroché plusieurs titres d’athlétisme, dont une médaille en 4 x 100 mètres avec Anita Protti.

Collège des Bergières, Gymnase de la Cité, le choix du droit viendra presque par défaut. Même si, corrige-t-elle, elle a été marquée, adolescente, par les récits du grand pénaliste Eric Stoudmann, le père de sa meilleure amie. Ce même maître Stoudmann chez qui elle fera plus tard son brevet d’avocate. Pendant son stage et ses débuts au barreau, elle ne touchera pratiquement pas au droit de l’environnement, pourtant le sujet de sa thèse de fin d’études et sa spécialité. Une discipline alors embryonnaire en Suisse, mais en pleine ascension aux Etats-Unis avec de spectaculaires class actions qui l’ont inspirée. Entre autres, la condamnation de la Pacific Gas and Electric Company, en 1993, qui donnera d’ailleurs lieu au film Erin Brockovich, seule contre tous avec Julia Roberts.

A 27 ans, Isabelle Romy a donc terminé une thèse sur la pollution des eaux du Rhin à la suite de l’accident de Schweizerhalle, à Bâle. Son brevet d’avocate en poche, elle a fait une première expérience d’un an au sein de l’étude lausannoise Rossy, Girardet & Michod. «Tout est allé très vite, raconte-t-elle. J’avais besoin de prendre du recul… et d’apprendre l’anglais.» Avec l’aide de Pierre Tercier, professeur à l’Université de Fribourg, son mentor, elle obtient une bourse pour l’Université de Californie à Berkeley, sur la côte ouest des Etats-Unis. Elle y entame une thèse d’habilitation, toujours dans le droit de l’environnement. C’est aussi en Californie qu’elle rencontre son futur mari, Flavio Romerio, un Bâlois d’origine tessinoise, avocat comme elle.

Plus de 4000 sites contaminés en Suisse

A son retour en Suisse, fin 1995, le couple s’installe à Zurich. Isabelle Romy y rejoint Niederer Kraft & Frey, une grande étude de la place. Quelques mois plus tard à peine, on l’invite à se porter candidate pour un poste de professeur de droit de l’environnement et de la construction nommé conjointement par l’Université de Fribourg et l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL). Une chaire qu’elle occupe encore aujourd’hui à l’EPFL. «J’adore enseigner cette matière aux futurs ingénieurs», poursuit-elle en expliquant qu’elle les mène régulièrement au tribunal ou sur le terrain. Il existe en Suisse plus de 4000 sites contaminés, dont un tiers seulement a été traité.

«Un travail d’assainissement complexe et extrêmement cher», souligne Isabelle Romy. Experte du domaine, elle a été impliquée dans toutes les grosses affaires de ces vingt-cinq dernières années: Bonfol, dans le Jura, dont la dépollution a coûté quelque 300 millions de francs, l’ancien site de Ciba-Geigy à Monthey, ses sept décharges et une facture totale de plus de 1 milliard de francs, un cas encore en cours, celui de la dioxine à Lausanne, dans lequel elle conseille la municipalité…

«C’est aussi une excellente professeure dont les cours m’ont marquée»

Thorens Goumaz, conseillère verte aux Etats vaudoise et ancienne étudiante.

Les mandats en matière d’environnement occupent environ la moitié de son temps. Les 50% restants portent le plus souvent sur des dossiers de litiges internationaux en matière de droit commercial, en général en lien avec le secteur bancaire. Dans les années 2000, Isabelle Romy s’est notamment distinguée dans les démêlés d’UBS avec le Département américain de la justice. Ce qui lui vaudra d’être approchée pour le conseil d’administration de la grande banque, qu’elle rejoint en 2012. «Je tombais des nues, précise-t-elle toutefois. Certes, j’avais travaillé avec l’équipe juridique de la banque, mais je n’avais aucune expérience d’administratrice.»

Au final, l’ancien conseiller fédéral Kaspar Villiger, alors président de l’établissement, la convainc d’accepter le poste. «Il cherchait une avocate, une femme, donc. De nationalité suisse. Les pressions montaient pour que la Suisse adopte la Weissgeldstrategie. Je me suis dit que c’était l’occasion d’aller voir de l’intérieur cette place financière en pleine mutation.» Elle sera servie, notamment dans sa fonction de membre du comité responsable du suivi, pour le conseil d’administration, des procédures judiciaires dirigées contre UBS. Celles consécutives à la crise des subprimes, celles déclenchées par les manipulations du Libor, celles liées aux interminables soubresauts du secret bancaire.

Importante mutation 

Comme membre des comités d’audit et de nomination, elle va aussi œuvrer à une réorganisation fondamentale de la gouvernance du groupe. «J’ai vécu huit années intenses», dit-elle. En 2020, elle décide pourtant de se retirer deux ans avant la fin de la durée maximale de son mandat. «J’avais contribué à la mise en place du nouveau CEO, j’estimais avoir rempli ma mission dans le cadre d’un mandat qui prenait 40% de mon temps.»

Le monde des avocats suisses a connu d’importantes mutations ces dernières années. Les grandes études sont devenues de véritables entreprises et les associés sont soumis à des pressions croissantes. Comment Isabelle Romy a-t-elle réussi à mener de front une carrière aussi prenante et l’éducation de ses trois enfants? «La clé, c’est d’avoir un partenaire avec qui vous partagez les responsabilités à égalité, dit-elle. J’ai eu la chance d’avoir un mari qui m’a toujours soutenue. Nous avons aussi pu compter sur des aides: jeunes hommes au pair, femmes de ménage…»

De son grand-père, elle a hérité une véritable passion pour la nature.

Attention toutefois à ne pas entretenir l’illusion qu’on peut devenir associé dans une grande étude en travaillant à temps partiel. «Un piège, en particulier pour les femmes. C’est entre 30 et 40 ans qu’on accumule l’expérience nécessaire. Et il n’y a pas de miracle, il faut énormément s’investir. Cela dit, on peut aussi décider de ne pas devenir associée. Il existe bien d’autres postes intéressants pour des avocats ou des juristes dans une étude comme la nôtre.»

Elle, en tout cas, semble heureuse de ses choix. En outre, elle se félicite de voir aujourd’hui ses deux domaines de compétence, le droit de l’environnement et la bonne gouvernance des entreprises, se rejoindre pour faire progresser la cause environnementale et climatique. Ce n’est qu’un début. Le nombre des litiges contre les cancres de la transition ne peut qu’augmenter. Et Isabelle Romy de se préparer pour la prochaine vague: «Nous allons assister dans un futur proche à un nombre croissant d’actions contre les entreprises coupables de greenwashing.»

 

 

 

 

Bio express
  • 1965 Naissance à Lausanne. Droguiste de formation, son père a travaillé chez Kodak, Sicpa et Serono. Mère originaire de Galice. Elle et ses deux sœurs passent de fréquents séjours à Malleray-Bévilard, dans le Jura bernois, chez leurs grands-parents.
  • 1996 Défense de sa thèse en droit de l’environnement. Ce qui en fait l’une des rares spécialistes du domaine en Suisse.
  • 2012 Elle est élue au conseil d’administration d’UBS, où elle passe huit ans. Elle va y œuvrer à la réorganisation de la gouvernance fondamentale du groupe.