Au temps du crétacé, il y avait dans les entreprises ce que l’on appelait un «service du personnel». C’était intéressant, comme formulation. Nous étions le personnel et il y avait des gens qui étaient à notre «service», dans le sens où ils géraient les questions liées à notre statut d’employé. Bon, ça ne les empêchait pas de nous virer quand il y avait un plan d’économies, ce n’était pas le monde des bisounours, mais il y avait dans cette manière d’envisager les choses de la bienveillance, pour utiliser un mot gravement 2022, et pas mal de paternalisme. Moi, j’avais un super chef du personnel qui s’appelait Jean-Pierre, il nous tapait sur l’épaule dans les ascenseurs en nous demandant si tout allait bien, c’était un papa chez qui on pouvait aller déposer nos états d’âme quand un rédacteur en chef nous avait dit devant tout le monde que notre sujet, c’était de la merde, et que «moi qui ai tellement investi en vous, Martina, les bras m’en tombent».

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Ensuite, au détour des années 1990, nous sommes tous devenus des «ressources humaines». Ah, c’est différent, évidemment. Le stade ultime du capitalisme. Il y a quelque chose de positif dans le mot «ressource» mais aussi quelque chose de monétisable, de l’ordre de la matière première. L’humain devient une «ressource» pour l’entreprise, à savoir un moyen de faire gagner de l’argent. A cette époque, les «ressources» en question ont souvent bien de la peine à se ressourcer, d’ailleurs, et on découvre le vocabulaire professionnel anglais, en particulier le mot burn-out.

Aujourd’hui, années 2020, on passe aux «relations humaines». Trrrès intéressant glissement sémantique, on éradique tout ce qui pourrait, éventuellement, sur un malentendu, faire penser au travail. Nous sommes devenus des «relations», comme si on était des amis, ou de la famille. L’entreprise est notre maman, nous suçons sa mamelle pour vivre et nous lui devons respect et obéissance pour cela. Sans voir tout de suite que les «relations», ça peut être compliqué, et une maman peut aussi devenir une mère toxique.

Cette évolution se constate aussi dans la terminologie utilisée pour désigner la personne qui travaille. Il fut un temps, que les moins de... euh… 80 ans ne peuvent pas connaître, où il y avait encore des «ouvriers» ou des «travailleurs». Ensuite, nous sommes devenus des «employés». Ou des «salariés». Maintenant, depuis, disons, les années 2000, on est quoi? Des «collaborateurs». Cela donne l’impression que nous sommes tous associés pour réaliser un projet commun. Disparue, l’idée de subordination. Pourtant il y a toujours des chefs, hein! Ouh, ça, il y en a, des chefs, des sous-chefs, des demi-chefs, des adjoints de chefs, des cheffes, des responsables, des CEO, COO, CFO, CTO et tout ce que vous voulez, à se demander des fois s’il n’y a pas plus de chefs que de «collaborateurs».

Mais, vous l’aurez remarqué, aujourd’hui, même le mot «collaborateur» ne convient plus. La version contemporaine, c’est quoi? Mmmmh? Des «talents». Oui, on a tous du talent. On est tous des talents. On n’est plus là pour bosser mais pour montrer l’étendue de notre talent. Même quand il s’agit de porter des sacs de ciment, de prendre sa caisse à 7 h 15 du matin, de remplir des sites internet ou des tableaux Excel de data, de répondre à une hot-line douze heures par jour, de passer une vie entière à réaliser des statistiques plus ou moins inutiles, à passer des slides ou à écrire des mémos ou des reportings que personne ne lira. Et c’est parce que vous avez un immense talent qu’on vous engage. Bon, ce sera pour un stage mal payé, ou pas payé du tout, mais comme vous avez du talent, vous vous débrouillerez bien avec ça, non? Il faut savoir être créatif.

Avant (pardon, hein, ça fait vieux con, vous avez le droit de dire «OK boomer», je ne le prends pas personnellement, d’ailleurs, techniquement, je suis génération X), on disait simplement qu’on travaillait. Maintenant, ce que l’on fait tous les jours en allant au taf, c’est deux points ouvrez les guillemets et je vous juuuure que j’ai lu ça quelque part: «Vivre une expérience-salarié et collaborer, avec des personnes inspirantes, pour co-construire sur la base de valeurs communes un projet qui a du sens.» Respirez un grand coup et mettez cette phrase en fond d’écran. A mon avis, dans les moments où vous avez une petite baisse de régime, ça peut faire une bonne ressource.