A 69 ans, Etienne Jornod semble ne jamais vouloir s’arrêter. Le voilà dans une nouvelle phase de sa vie d’entrepreneur comme président exécutif de la société OM Pharma, rachetée 435 millions de francs et qu’il contrôle. Jovial, il nous reçoit pour un lunch dans la cafétéria de l’entreprise genevoise dont il compte faire un nouveau joyau de la biotech, s’interrompt pour interpeller un collaborateur qui passe, reprend son récit sur ce qui le motive dans cette aventure avant de tempérer son propre enthousiasme: «Nous avons encore cinq à dix ans de travail intense devant nous pour réussir. Les deux premières années se sont bien passées, mais il faut rester modeste. Nous ne sommes pas à l’abri de nouvelles difficultés quand je vois, par exemple, ce qui se passe avec Taïwan et la Chine. Je suis du genre low key, je préfère parler de ce que j’ai déjà accompli plutôt que de tirer des plans sur la comète.»

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Et les records spectaculaires, Etienne Jornod peut les aligner. En vingt-cinq ans, il a fait de Galenica-Vifor la troisième entreprise pharmaceutique du pays après Roche et Novartis. Scindée en deux en 2017 sous la pression des principaux actionnaires qui s’étaient entendus avec des activistes proches du financier Martin Ebner, Vifor Pharma a été vendue en décembre dernier pour 12 milliards de dollars aux Australiens de CSL Behring. De son côté, la nouvelle Galenica, leader des chaînes de pharmacies en Suisse, pèse 3,7 milliards de francs à la bourse.

Le défi de la digitalisation de la NZZ

Si Etienne Jornod observe une certaine retenue à propos des ambitions qu’il nourrit pour OM Pharma, leader dans la prévention des infections récurrentes des voies respiratoires et urinaires, il compte bien développer la société libre de ses mouvements et sur le long terme. «C’est mon luxe, désormais, de pouvoir bâtir une entreprise indépendamment des intérêts particuliers. Il nous faut naturellement faire des bénéfices pour pouvoir sortir de nouveaux produits et les commercialiser. Mais le bien de la société et celui de ses employés passent avant tout. Et non pas l’argent, même si je dépends d’OM Pharma, dans laquelle j’ai investi le plus gros de mes économies.» Précisons qu’il connaît à fond la société puisqu’elle faisait partie du groupe Galenica-Vifor Pharma depuis plusieurs années et qu’il a pu la racheter à son départ pour en déployer le potentiel encore inexploité.

La potion Jornod a aussi fait des miracles à la Neue Zürcher Zeitung. Le Neuchâtelois en est le président du conseil d’administration depuis bientôt dix ans. Le quotidien zurichois a réussi le défi de la digitalisation avec ses quelque 210 000 abonnés. Et quand on connaît le prix de la version numérique du quotidien (847 francs par année pour la version print + numérique), le score paraît d’autant plus méritoire. «Die alte Tante» s’est ainsi révélée une athlète de pointe, sans recours à un quelconque dopage, mais grâce à une stratégie claire. Et à une offre journalistique unique.

«Dans ces moments très difficiles, on peut ressortir plus fort, grâce à l’innovation. Ou grâce à la force du changement.»

 

«Alors même que tout paraît s’effondrer autour de nous, il faut garder confiance en notre projet et regarder au-delà des difficultés du moment, lançait Etienne Jornod, le 8 juin dernier, au SwissTech Convention Center à Lausanne, lors de son intervention à Forward, le Forum de l’innovation pour les PME, organisé par l’EPFL, PME et Le Temps. Il poursuivait: «Je ne dirais pas que je cherche les difficultés par simple plaisir et que je le fais la fleur au fusil, sans aucun problème. Non, bien au contraire, je suis traversé par les doutes et les inquiétudes, mais mes équipes et moi, nous nous battons contre l’adversité, parfois pour survivre ou pour exister ou pour nous développer. Et je constate que de ces moments très difficiles, on peut ressortir plus fort, grâce à l’innovation. Ou grâce à la force du changement.»

Des exemples? Pour qualifier les transformations qui ont fondé le succès de Galenica, il faudrait en vérité utiliser le terme de big bang. En 1995, Etienne Jornod reprend la présidence et la direction générale d’une société au solide bilan, mais «sans avenir», selon son expression: baisse des marges, concurrence des géants internationaux de la logistique… La nouvelle stratégie consiste en un virage radical: création de chaînes de pharmacies concurrentes des pharmaciens qui sont aussi les actionnaires de Galenica, lancement d’une entreprise de production de médicaments, Vifor Pharma. Et mise en bourse.

Motoneige en Laponie avec sa femme Katrin et leurs deux filles.

Une révolution qui provoque des attaques dans les journaux, des menaces proférées contre lui, mais aussi à l’endroit de ses proches. Sa femme, Katrin, se souvient: «Tout au long de sa vie, il a pris beaucoup de décisions très difficiles. A rebours des idées reçues, elles ont provoqué de fortes réactions émotionnelles. Et ça le touche, il n’est pas tranquille tant que les problèmes ne sont pas réglés.» Et celle qui fut aussi la responsable RH de Galenica avant leur mariage d’ajouter: «Quand ça dure, ça dure pour toute la famille…» Un destin accepté en connaissance de cause.

Mais revenons à Galenica: le disrupteur en chef finira par imposer sa stratégie grâce à un énorme travail de conviction et beaucoup de ténacité. Avec, pour ceux qui auront gardé leurs actions, d’immenses plus-values, se plaît-il à répéter. Début 2020, le titre Galenica-Vifor (l’ancienne Galenica était devenue Vifor Pharma en 2017) avait été multiplié par… 56. L’une des plus belles performances de l’histoire récente de la bourse suisse. «Imaginez, souligne-t-il, le pharmacien type qui avait pour 100 000 francs d’actions en 1995. Au final, il se retrouvait avec une fortune de près de 6 millions de francs…»

Une stratégie diamétralement opposée

L’aventure NZZ mérite, elle aussi, qu’on s’y attarde. Aujourd’hui encore, Etienne Jornod s’étonne d’avoir été contacté pour reprendre la présidence de son conseil d’administration. «Alors que je n’avais aucune expérience des médias, alors que je parlais l’allemand comme un Welsche et que la NZZ est l’une des principales institutions du monde politique de notre pays, on me faisait une confiance immense. Mais le défi l’était aussi.» Lui, le dyslexique, l’ancien apprenti droguiste houspillé par son patron, va proposer une stratégie diamétralement opposée à celle de ses concurrents.

Les groupes Tamedia (aujourd’hui TX Group) et Ringier ont choisi de fusionner leurs titres, ils regroupent les rédactions, ils licencient des journalistes. Et, pour survivre, optent pour la diversification en rachetant notamment des plateformes de petites annonces. Par contraste, le groupe NZZ choisit, lui, de rester centré sur son métier de base. «En deux mots, notre vision consistait à créer de la valeur avec le travail des journalistes, souligne Etienne Jornod. Nos rédacteurs écrivent tellement bien que notre marché cible voudra absolument nous lire et sera même prêt à payer très cher pour cela.» Avec, comme corollaire, un projet d’expansion à l’international et une priorité accordée au numérique.

Une fois encore, le chemin n’a pas été de tout repos. Quand il reprend la NZZ, Etienne Jornod pose un premier diagnostic, il observe qu’elle n’offre plus une qualité de contenu suffisante et décide de renvoyer le rédacteur en chef de l’époque. De virulentes critiques s’ensuivent. Deuxième constat, le journal a perdu tout profil éditorial. «On ne savait plus si le titre était de gauche ou de droite», se souvient-il. 

Des managers pour la mise en oeuvre

La présence de Markus Somm sur la liste des papables de la future rédaction en chef, un journaliste proche de Christoph Blocher, va provoquer une tempête. Pendant des mois, ce qu’on appelle «l’affaire Somm» fait l’objet d’innombrables articles et suscite de fortes pressions. Ce baptême du feu politico-médiatique reste un souvenir traumatique: «C’est la pire expérience de ma vie parce que la vérité ne voulait pas être entendue – terrible sentiment d’impuissance et d’injustice», dit-il aujourd’hui.

L’épisode ne fera pourtant que renforcer son intuition première: les valeurs de liberté intellectuelle et de crédibilité sont essentielles au succès de la NZZ. Unanimement soutenu par le conseil d’administration, Etienne Jornod nomme Eric Gujer rédacteur en chef du journal, qui depuis lors le dirige avec succès. Et ce dernier de noter: «Etienne Jornod a parfaitement compris la dynamique d’une rédaction comme la nôtre et le fonctionnement des journalistes qui nourrissent souvent de fortes convictions.» Une manière aussi de rappeler que, si le président de la NZZ s’implique personnellement jusque dans le choix des chefs de rubrique, il respecte ensuite à la lettre leur indépendance rédactionnelle.

Avec le conseiller fédéral Schneider-Ammann, en 2017,  lors d’une fête organisée pour son départ, après l’entrée en bourse de Galenica.

© Andreas von Gunten

A ces turbulences initiales s’ajoute l’émoi provoqué par la fermeture de l’imprimerie du journal. L’objectif stratégique se résume en une phrase: «Digital first!» C’est qu’Etienne Jornod n’a pas seulement cherché à s’entourer des meilleurs journalistes, il a aussi recruté comme directeur général un ex de McKinsey ayant travaillé dans l’informatique, qui sera d’ailleurs suivi, quatre ans plus tard, par Felix Graf, un ancien de Swisscom. «Il me fallait des managers qui sachent développer des concepts, dit-il, mais qui soient aussi capables d’en assurer une mise en œuvre technique parfaite.» Bien vu: aujourd’hui, 75% de ses lecteurs lisent la NZZ dans sa version digitale, principalement sur leur smartphone. Et le quotidien compte 40 000 abonnés en Allemagne.

Il aligne les échecs dans sa scolarité

On se demande où s’ancre cette niaque entrepreneuriale hors du commun et l’on commence par chercher des réponses dans l’histoire familiale. L’arrière-grand-père d’Etienne Jornod était propriétaire d’une fabrique de pompes à eau dans le Val-de-Travers. A la recherche d’un emploi, son grand-père, lui, s’est exilé dans la région parisienne, au début du siècle dernier, pour y créer une entreprise de mécanique de précision. Mais c’est sans aucun doute sa dyslexie, un motif de souffrance pendant toute son enfance, qui explique le mieux le caractère, mais aussi la méthode Jornod. Aîné d’une fratrie de six enfants, il aligne les échecs pendant toute sa scolarité, termine péniblement son apprentissage avant de, peu à peu, trouver sa voie et d’entamer sur le tard, après un premier passage chez Galenica, des études à HEC Lausanne qu’il terminera en tête de sa volée.

«Pendant mes premières années, personne ne comprenait ce qui ne tournait pas rond chez moi. Moi, le fils du seul cardiologue du canton, on me prenait pour un con.»

 

«Pendant mes premières années, personne ne comprenait ce qui ne tournait pas rond chez moi. Désespérés, mes parents m’ont envoyé chez un nombre incalculable de psys. Moi, le fils du seul cardiologue du canton, on me prenait pour un con – vous connaissez le film Le dîner de cons de Francis Veber avec Jacques Villeret et Thierry Lhermitte? Et quand vous savez que vous n’en êtes pas un, vous développez une forme de révolte intérieure qui vous pousse en avant.» Si Etienne Jornod s’est exprimé en 2018 sur son handicap dans l’émission TTC, à la RTS, c’est qu’il tient à encourager tous ceux que leur dyslexie désespère et leur faire comprendre qu’il existe des portes de sortie. Un témoignage qui a ému les téléspectateurs, à commencer par son propre père qui s’est d’ailleurs fendu d’une lettre à la journaliste Corinne Portier, auteure du reportage, pour la remercier.

Mais Etienne Jornod explique aussi comment la dyslexie lui a permis de développer ses capacités managériales. «Comme vous avez une peine folle à retenir ce que vous lisez ou ce qu’on vous dit, vous devez constamment réduire chaque problème à sa plus simple expression. Et quand vous avez fait cet exercice de simplification extrême, les solutions se présentent assez naturellement.»

Homme visionnaire et pragmatique

L’autre facette de la méthode Jornod, c’est de laisser chacun s’exprimer, de poser d’innombrables questions, de chercher toujours à comprendre ce qui fonde les opinions des personnes assises autour de la table avant de prendre une décision. «Je dois dire que j’ai beaucoup appris au contact d’Etienne Jornod», observe Jonas Projer, le rédacteur en chef de la NZZ am Sonntag, engagé à la tête du titre dominical l’an passé. Une fois la stratégie établie et clairement communiquée, l’homme fait preuve d’une détermination peu commune. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne va pas la réviser si nécessaire. «Travailler avec des variantes: sur la base d’éléments chiffrés et de créativité, il faut être capable de tout remettre en question», expliquait-il aussi lors de son speech sur l’entrepreneuriat à l’EPFL. L’homme est un visionnaire, mais aussi un pragmatique, adepte d’une discipline de fer dans sa vie professionnelle comme sportive: gymnastique quotidienne, trois joggings d’une heure par semaine au bord de l’Aar et ski intensif l’hiver à Zermatt, où il possède un chalet.  

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Comme junior, il a joué au Neuchâtel Xamax qu’il continue de suivre avec passion. Sa dernière grande émotion footballistique: le goal anglais lors de la finale de l’Euro féminin, à Wembley, fin juillet. «Si c’était Messi qui avait marqué, on aurait parlé du plus beau but de l’année.»

© IMAGO/Nigel Keene

Et ce qui a convaincu Matthias Reinhart, l’un des actionnaires d’OM Pharma, de monter à bord, c’est surtout la capacité d’Etienne Jornod à mettre les bonnes personnes aux bons endroits. «Je n’étais pas intéressé par le secteur de la pharma en soi, mais bien par la qualité de l’équipe et le talent d’Etienne à repérer le potentiel d’une entreprise à long terme, quel que soit le secteur d’activité», explique le fondateur et président de la société de conseils financiers VZ Holding, également membre du conseil d’administration de la NZZ. Primauté, donc, du facteur humain: «La plus belle chose que j’éprouve est de construire quelque chose avec des gens, pour des gens, confirme Etienne Jornod. Et de partager des émotions.»

Voilà pourquoi le court-termisme des raiders à la Ebner le hérisse, comme d’ailleurs celui de beaucoup de politiciens avant tout préoccupés par leur réélection. Sur le dossier européen et sur d’éventuelles détériorations des conditions-cadres pour l’économie et la place scientifique suisse, il cite volontiers Martin Vetterli et Joël Mesot, présidents respectivement de l’EPFL et de l’EPFZ: «Dans leur intervention au dernier Swiss Economic Forum, à Interlaken, ils nous ont expliqué comment et pourquoi le caractère catastrophique de notre exclusion du programme Horizon ne nous apparaîtra que dans une dizaine années. Et ceux qui devraient prendre aujourd’hui les décisions difficiles qui s’imposent ne seront plus là pour payer les pots cassés. C’est révoltant!»

Liant les actes à la parole, Etienne Jornod s’est d’emblée engagé à réinvestir pendant au minimum sept ans les bénéfices d’OM Pharma dans l’entreprise. Et il compte bien y consacrer le temps et l’énergie personnelle qu’il faudra. «Mon père a 99 ans, il se porte comme un charme. Chaque jour, il monte les trente-cinq marches qui le mènent de la rue à la maison familiale, où il vit seul.» Avec un sourire un brin espiègle: «Compte tenu du vieillissement de la population, je pars de l’idée que, en ce qui me concerne, je serai actif pendant encore trente ans au minimum.»

 

 

Bio express
  • 1953 Naissance à Neuchâtel. L’apprenti droguiste entre à 22 ans chez le grossiste pharmaceutique Galenica, dont il devient le PDG en 1995.
  • 2013 Election à la présidence du conseil d’administration du groupe NZZ.
  • 2019 Départ de Vifor Pharma, pour montrer son désaccord avec Martin Ebner, son actionnaire principal. Il reprend OM Pharma et ses 460 collaborateurs à ce même Vifor Pharma avec l’appui d’un petit groupe d’amis entrepreneurs.