Bonjour, camarades. Oh, ne voyez pas dans cette appellation un quelconque projet politique. C’est juste qu’aujourd’hui il faut parler inclusif. Alors, moi, c’est ce que j’ai trouvé de plus épicène, de plus simple et, accessoirement, de plus sympathique.
Donc, camarades, pourquoi est-ce que je me permets de parler de ces fameuses data, dont je ne suis absolument pas une spécialiste, et de surcroît en termes aussi vulgaires? Eh bien parce que, comme vous, je vis dans cet univers d’algorithmes, de statistiques et de graphiques. Et un jour, j’ai entendu la phrase suivante: «On veut moins de tripes et plus de data.» J’ai su à ce moment-là que le crépuscule de mon monde était arrivé.
Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, le raisonnement humain cohabite avec une intelligence dite artificielle, celle des data. Or la connaissance à base de data est produite par des associations, des corrélations, des déductions et il y manque deux choses qui font partie de la pensée humaine: l’émotion et le sens. Deux choses qui sont quand même un minimum importantes dans le monde merveilleux du travail, non? Les data s’en foutent du sens, elles (ils? Iels? On va continuer à dire elles, à l’ancienne) fournissent l’information pour laquelle elles ont été programmées. Si la conclusion est «dans dix ans, on va tous mourir», contrairement à nous, les data ne vont pas s’affoler. Remarquez qu’on devrait peut-être s’affoler un peu plus, mais c’est un autre débat, restons concentrés.
Les data, personne ne nie leur utilité, mais la question est: pourquoi ont-elles pris à ce point le pouvoir et le contrôle dans notre monde professionnel? Eh bien parce que c’est pratique pour le chef, voilà. Le chef ou le leader, le responsable, le CEO, le head of quelque chose… Vous avez remarqué, sur LinkedIn? Ça fait plus smart en anglais, tout le monde est désormais head of quelque chose. La plupart du temps, on ne comprend d’ailleurs pas vraiment bien de quoi.
Pour le chef, les data, ça rassure. Ça fait scientifique, ça fait chiffré, ça fait sérieux, ça fait objectif, bref, ça rigole pas. Alors ça, c’est sûr, ces temps, dans les boîtes, ça rigole pas. C’est d’ailleurs un défaut supplémentaire des data, elles n’ont aucun humour. Ni aucune réflexion critique, d’ailleurs. Ensuite, ça permet de diluer la responsabilité. Oui, parce que si, par hasard, un projet foire, «ah ce n’est pas moi, c’est les data». C’est la faute de personne. Comme on ne peut pas virer une data, on virera une personne qui a proposé les data ou un autre fusible, et, comme chef, on pourra tranquillou lancer d’autres projets avec d’autres data.
Le problème, c’est que ces data, comme leur nom l’indique, ce sont des données. Qui se rapportent par définition à quelque chose qui a déjà eu lieu. Ce que vous avez acheté hier à la Coop, par exemple, c’est une donnée. Si c’est des flocons d’avoine bios, vous êtes une personne qui prend soin de sa santé. Si c’est une pizza industrielle à la salmonelle, vous êtes quelqu’un qui mange des trucs dégueus. Les data donnent une photographie du passé, mais permettent mal de réfléchir à ce qu’on pourrait inventer, imaginer, créer. Elles sont un frein à la créativité, qui est souvent issue de l’ennui, de la réflexion pure, du hasard. S’emmerder au travail, c’est mal vu mais c’est productif, ça fait du bien de l’écrire, hé hé.
Evidemment, vous allez me caser dans la catégorie repoussante des vieilles peaux qui disent que c’était mieux avant. Non, je ne dis pas ça. Croyez-moi, je ne rêve pas de revivre au temps où il fallait chercher les réponses dans l’Encyclopædia Universalis (les plus âgés comprendront).
Je veux juste dire qu’une donnée est un outil, et qu’après usage il faut ranger l’outil là où il doit être. A savoir dans la boîte à outils achetée au Brico-Loisirs. Et ne pas lui donner trop d’importance dans notre vie. Vous dormez avec une personne ou un chat ou un livre ou un doudou, ou les quatre. Cela vous apporte du réconfort, de l’émotion, de la réflexion, du partage. Vous ne dormez pas avec un marteau ou une carte Cumulus. Ou alors c’est que vous avez un souci.
Au boulot, c’est pareil. Alors, camarades, on fait quoi? On revient aux tripes du début. Je n’en mange pas, mais j’essaie d’utiliser tous les abats: de la cervelle! Du cœur! Des tripes! De l’humain! Et si on ose dire des gros mots ici, des cou***es. Ce sera le mot de la fin, d’ailleurs. Quand vous parlerez de design thinking, d’organigrammes, de board, de reporting et autres joyeusetés de novlangue managériale, souvenez-vous de mes abats, et mettez-en dans tout ce que vous faites. Bon appétit!