La crise énergétique occupe le devant de la scène médiatique, politique et économique. Et avec elle, le spectre de pénuries d’électricité cet hiver, dont on ne connaît pas encore très bien l’ampleur. L’heure est à la chasse aux économies et à la constitution de stocks pour ne pas geler dans deux ou trois mois. Le Conseil fédéral a d’ailleurs multiplié les appels à réduire la consommation d’énergie.
Si tous les secteurs sont concernés, un domaine est particulièrement sensible: l’IT. Dans une société numérisée, où nous dépendons presque entièrement des outils numériques, comment pouvons-nous réduire la consommation d’un secteur très énergivore sans entraver la bonne marche de l’économie, des services? Quid de la situation en cas de coupures d’électricité prolongées et comment les acteurs du secteur tentent de parer aux difficultés de l’hiver?
A Lausanne, Florian Koeppli est le responsable pour la Suisse de l’éditeur américain de logiciels pour le cloud Nutanix: «C’est très frustrant de devoir trouver des solutions dans l’urgence, regrette-t-il. La Confédération aurait dû prendre les devants, car le problème de consommation énergétique de notre secteur est connu depuis des années. A eux seuls, les centres de données produisent autant de CO2 que toute l’aviation mondiale.»
Centres de données gourmands
Les centres de données sont très gourmands. Selon l’étude de l’Office fédéral de l’énergie, leur consommation se situait à environ 2,1 térawattheures en 2019. C’est-à-dire 3,6% de la consommation électrique suisse. Ce chiffre inclut aussi les centres de données internes aux entreprises qui ne disposent pas forcément d’une installation d’alimentation de secours. Pourtant, «le potentiel d’économies d’énergie dans les centres de données est beaucoup plus important qu’on ne l’imagine», insiste Florian Koeppli. Lesquelles?
Le responsable suisse de Nutanix use de l’analogie automobile: «Prenons une Porsche Panamera qui consomme 12 litres aux 100 et une Citroën qui en consomme 6. La première n’est pas plus polluante si j’ai quatre personnes à l’intérieur au lieu de conduire seul. C’est pareil pour les centres de données. Il faut mutualiser l’espace et les ressources.» L’autre point, c’est la sensibilisation du grand public: «Les gens se rendent compte de la pollution générée par un vol EasyJet vers Barcelone. Ils n’ont aucune idée de la pollution d’une journée passée sur Netflix, parce que c’est dans le cloud. Or une simple recherche Google, c’est 1 gramme de CO2.»
Certains acteurs sont plus gourmands que d’autres. A l’instar des start-up et sociétés actives dans les cryptomonnaies. En effet, l’émission des monnaies virtuelles exige des ordinateurs dont la puissance de calcul est toujours plus volumineuse. Mais à quel coût énergétique? A Genève, Federico Cruz est le cofondateur de Crysec, une jeune pousse spécialisée dans les cryptomonnaies créée en 2021: «Il s’agit de technologies extrêmement gourmandes en énergie. Néanmoins, le monde de la crypto n’a pas attendu la crise actuelle pour plancher sur des alternatives plus respectueuses de l’environnement.»
Production de bitcoin énergivore
Selon Federico Cruz, tout l’enjeu réside dans le choix de la devise virtuelle: «La production du bitcoin, par exemple, est l’une des plus énergivores, simplement parce que son émission exige une puissance de calcul immense. Mais d’autres monnaies virtuelles sont émises d’une autre manière, sans nécessiter de puissance de calcul. C’est le cas de hedera hashgraph et de solana. Ces deux devises ont un coût énergétique proche de zéro, insiste Federico Cruz. Notre mission est donc de migrer nos solutions sur ces devises et de sensibiliser nos clients à cette alternative.»
A Delémont, Yannick Guerdat se veut également optimiste, mais reste prudent. Le directeur d’Artionet, agence spécialisée dans la création de sites internet et de plateformes d’e-commerce, affine son plan de bataille en cas de coupures cet hiver: «Toutes les données de nos clients sont hébergées dans des centres de données équipés de groupes électrogènes. Ils peuvent tenir vingt-quatre heures. Par contre, cela s’annonce beaucoup plus compliqué pour nos clients dont l’ERP tourne sur des serveurs internes à l’entreprise.»
Pour rappel, l’ERP est un logiciel permettant de gérer l’ensemble des processus internes d’une entreprise. Par exemple la gestion des ressources humaines, la gestion comptable et financière, mais aussi la vente, la distribution, l’approvisionnement et le commerce électronique: «En cas de panne, le client sera dans l’impossibilité de recevoir des commandes ou de gérer la logistique.»
Chez les gros prestataires cloud comme Infomaniak, tous les centres de données sont équipés de groupes électrogènes ultra-sûrs. Le casse-tête en cas de coupures est ailleurs: «Nous devons prévoir des solutions pour nos collaboratrices et collaborateurs pour qu’ils puissent se connecter à internet. En cas de grosses coupures, poursuit Boris Siegenthaler, ils vont devoir se rendre en voiture aux abords de nos centres de données alimentés par génératrice pour travailler.»
Boris Siegenthaler voit le verre à moitié plein: «Le prix de notre électricité est bloqué jusqu’en 2024.» Soit des frais annuels d’environ 1 million de francs. «Le fait que le prix de l’énergie augmente rend les énergies renouvelables compétitives. Dans le futur écoquartier de La Chapelle-Les Sciers, à Plan-les-Ouates (GE), Infomaniak construit son nouveau centre de données dont l’énergie consommée sera intégralement revalorisée sous forme de chaleur pour permettre, d’ici à fin 2023, de chauffer 6000 logements. Preuve que l’IT peut être résiliente et responsable.
Entreprises suisses pollueuses
Ce domaine constitue d’ailleurs le champ de recherche de Delphine Seitiée et d’Ivan Mariblanca Flinch. La première est secrétaire générale au sein d’Alp ICT, la plateforme romande de promotion du numérique. Le second est le fondateur de Canopé, une start-up suisse qui mesure l’empreinte environnementale du système informatique des organisations (lire PME d’octobre 2022). Ensemble, avec les membres du comité scientifique de l’INR CH, ils ont réalisé la première étude suisse sur le numérique responsable, qui sera publiée en novembre. Leur constat est implacable: les entreprises suisses sont de grandes pollueuses numériques.
A titre de comparaison avec la Suisse, Ivan Mariblanca Flinch cite l’étude réalisée en France. Selon cette dernière, la consommation numérique d’un collaborateur lors de ses horaires de travail génère 265 kg de CO2. Sa consommation électrique représente l’équivalent de 47 ampoules de 25W sur une journée de bureau. Pire, 25% des logiciels et applications achetés par l’employeur ne sont jamais utilisés. Pour le reste, 70% sont sous-utilisés. «Cela représente un gâchis de 16 milliards de francs par an en Europe», souligne Delphine Seitiée.
Le 19 juillet dernier, le thermomètre à Londres affichait 40°C. Une canicule causant la panne d’une partie des serveurs de Google et d’Oracle à cause de la climatisation: «Avec le réchauffement climatique, et la pénurie d’eau et d’électricité, ces événements vont se multiplier, prévient Ivan Mariblanca Flinch. Il faut donc faire maigrir l’empreinte numérique de nos entreprises en limitant par exemple le nombre d’écrans ou en installant la 5G là où elle est indispensable. Il va falloir faire des choix. On ne peut plus juste ouvrir le robinet et laisser l’eau couler.»
Entre 2013 et 2017, la consommation énergétique des data centers a cru de 50 %, représentant désormais entre 6% et 10 % de la consommation mondiale d’électricité.