Cela fait trente-trois ans que je suis employée de la même entreprise. La TSR, devenue la RTS, aura été la chose la plus stable de ma vie, finalement; à ce stade, j’y ai passé plus de temps qu’avec mes parents, mon ex-mari ou mes enfants. Evidemment, il y a eu des évolutions considérables, puisque j’y suis entrée à une époque où on tapait ses papiers à la machine à écrire, où on allait chercher des télex pour les news et de la documentation découpée aux ciseaux dans les journaux.
Et on devait s’arrêter à une cabine téléphonique pour annoncer à la personne qu’on allait interviewer qu’on était coincé dans un bouchon (oui, ça, il y avait déjà des bouchons). C’était aussi le bon vieux temps (je n’arrive pas à croire que j’ai écrit cela), où nous connaissions le luxe d’être injoignables: «Non, Mme Chyba est en tournage, désolée, rappelez dans quelques jours!»
Mais cette année 2022, au détour d’un changement de fonction, je vis une vraie révolution, vraie de vraie de vraie: je n’ai plus de bureau. Du tout.
Aaaah, le bureau! Mon père y allait tous les jours. En bon Slave qui ne parvenait pas à prononcer les «u», il disait: «Je vais au biro.» Et moi, pendant longtemps, je suis aussi allée au «biro». Je faisais partie des gens qui personnalisaient leur espace avec des objets rigolos, le poster du Radeau de la Méduse, métaphore du monde du travail, Ray la raie, une peluche censée être la mascotte d’une émission qui ne s’est jamais faite, une grosse pierre avec un zizi dessiné dessus, souvenir d’une animation sur l’histoire de la sexualité, le matériel de «biro», scotch, ciseaux, colle, agrafeuse, troueuse, trombones, crayons, stylos, Stabilo, agenda, papiers, enveloppes, et, par-dessus ça, les piles de bordel, dossiers, cassettes... J’apportais même des meubles récupérés chez Emmaüs, au point qu’un directeur, dans les années 2000, avait dit: «On dirait un squat, ici.» C’était une extension de moi-même, ma deuxième maison.
Et puis bim, divorce, deuils, covid, amours à distance, open space, la vie change, les priorités aussi, le bureau rétrécit, devient plus sobre, moins investi et un jour, pfuit, il disparaît. Je n’ai plus cet espace utérin, ce doudou rassurant. Juste un ordinateur de 30 x 40, une souris et un smartphone. L’espace physique attribué, c’est terminé. Je suis désormais soit chez moi, soit dans le flex office, les bureaux partagés, le coworking, le desk sharing, appelez ça comme vous voulez. Chez nous, cela s’appelle les «étages dynamiques», on se connecte où on veut/peut.
Si on a besoin de faire un téléphone, il y a des alvéoles insonorisées, c’est nickel propre, et il y a des casiers comme à la piscine pour mettre les affaires. Evidemment, c’est impersonnel. Evidemment, il n’y a personne qui hurle des blagues de cul à la cantonade (l’époque s’y prête un tout petit peu moins, aussi). Evidemment, il n’y a pas de chocolat dans le tiroir, d’ailleurs il n’y a pas de tiroir. Evidemment, avec tous ces gens alignés un casque sur les oreilles, on est un peu dans le monde merveilleux de Mark Zuckerberg. Evidemment, il y a ce que l’on appelle «l’effet cantine», les gens retrouvent l’habitude de s’asseoir toujours à la même place et donc la flexibilité est parfois relative.
Mais moi, je m’y retrouve. Je réinitialise mon cerveau et reparamètre mon fonctionnement. Home office-flex office, ça épargne des trajets inutiles, fini l’horaire de «biro», la transhumance biquotidienne du matin et du soir. Le lien social est dans les salles de séance, à la caf, au bistrot, dans la vraie vie. Là, par exemple, j’écris cette chronique devant un stand de saucisses-moutarde à Lucerne à côté d’un stade d’athlétisme et, à part l’odeur et le speaker qui hurle en suisse-allemand, c’est hyper-cool.
Certains ne croient pas à la fin du bureau. Ou la déplorent, ou la regrettent. Le bureau s’appelle le bureau car, avant, on protégeait les tables de travail avec de la toile de bure. Il y a un côté astreignant, râpeux et monacal. D’ailleurs, le mot «bureau» n’est pas loin de… bourreau. Peut-être que ce n’est pas si mal de s’en libérer un mini-chouïa. Et puis, soyons complètement utopiques: et si la fin du «biro» entraînait la fin de la «birocratie»? Il n’est pas interdit de rêver.