Disons-le d’emblée, ce sujet est explosif, tant il peut polariser. La faute à un seul petit mot: wokisme. Ce substantif dérivé de woke, mot argotique pour awake (éveillé), signifie être éveillé aux discriminations sous toutes leurs formes. Mais au fil des récupérations, notamment par des élites politiques d’extrême droite, le wokisme est devenu le terme dont on ne peut plus dire le nom. Parlons donc d’inclusion. Cette lame de fond sociétale déferle sur nos têtes depuis près d’une dizaine d’années et n’épargne pas les entreprises.
Microcosme de notre société, les entreprises se remettent en question, évoluent et appliquent, à l’interne, des actions visant à prévenir les situations de discrimination. Age, genre, orientation sexuelle, handicap, origine… le spectre du chantier en cours est aussi vaste qu’il est sensible. Mais dans les faits et la réalité d’une organisation, comment se traduisent ces actions? Quels sont les freins et les leviers à une stratégie d’entreprise inclusive? Comment répondent-elles aux revendications d’une génération tout en gérant les réticences d’une autre?
Faire évoluer le capitalisme
Jonathan Normand y voit d’abord le besoin de l’époque de mettre des mots sur des mouvements culturels et socio-environnementaux existants. Expert en innovation sociétale et en gouvernance, le Genevois de 46 ans a évolué au sein de structures internationales avant de créer le cabinet de conseil Codethic. En 2014, il cofonde B Lab Europe et déploie ensuite les activités de la fondation B Lab Suisse avec notamment le mouvement B Corp. Cette certification internationale créée en 2006 par Jay Coen Gilbert, abréviation de Benefit for Corporation, entend «faire évoluer le capitalisme». B Corp est une certification accordée aux entreprises qui mettent, notamment, les performances de l’organisation au service de l’intérêt général et de la planète.
Pour Jonathan Normand, la tendance actuelle questionne l’évolution du rôle de l’entreprise: «Celle-ci n’est plus là pour servir les intérêts du capital et de l’actionnaire ou pour fournir des contrats de travail. Elle doit aujourd’hui se positionner sur des enjeux de société et de politique. On exige d’elle de la transparence et des actions transformatives pour adresser les impératifs du XXIe siècle: inclusivité, équité et qui soient régénératives pour la planète. Dans ce sens, nous vivons une vraie rupture avec les décennies précédentes. Des gens très libéraux vous diront que ce n’est pas le rôle de l’entreprise. Ils se trompent. Il faut arrêter de croire que tous les problèmes de société vont se régler par une main invisible. C’est un des grands défis pour notre société, voire pour notre civilisation. L’entreprise doit y jouer un rôle déterminant.»
Afin de mesurer la maturité et les actions des organisations sur ces thématiques, B Lab a développé des standards comme le B Impact Assessment (BIA), qui inclut l’approche JEDI. Un acronyme qui questionne les principes de justice, d’égalité, de diversité et d’inclusion: «Nous développons ainsi des standards et des outils de mesure pour soutenir les transformations au sein des entreprises», souligne l’expert. L’approche du BIA est holistique et propose près de 250 critères. Aujourd’hui, plus de 4000 entreprises utilisent ces outils, dont 95% de PME.
«Elles n’ont d’ailleurs pas trop le choix, poursuit Jonathan Normand. Toutes vont devoir se questionner sur ces principes afin de gagner en maturité et prendre des mesures. L’indignation stagnante ne doit pas se transformer en résignation. Le train est lancé.»
La raison est simple: «Les millennials ont aujourd’hui entre 26 et 41 ans. Ils accèdent désormais à des postes managériaux et à responsabilités qui leur permettent de questionner le corps social de l’entreprise, poursuit Jonathan Normand. Pour cette dernière, il ne s’agit pas de prendre des mesurettes, mais de changer son système d’exploitation afin de répondre efficacement à ces enjeux de société. Sauf que cette transformation n’est pas perçue et vécue de la même manière selon les organisations et les pays. Les questions d’inclusion sont vertigineuses. Le contexte d’un pays et d’une économie fait que ce phénomène social sera perçu et traité de manière très différente.»
Minorités bruyantes
Dans la réalité de la PME d’Eric Fankhauser, l’inclusion est un «non-sujet. Il y a des thématiques dont on parle beaucoup aujourd’hui, mais qui sont portées par une minorité bruyante.» A presque 40 ans, le cofondateur et directeur de l’entreprise Swiss Auto Glass navigue entre deux générations: «La couleur de peau, le genre, l’orientation sexuelle ne sont jamais entrés en ligne de compte dans le recrutement et la gestion des collaborateurs. Ce qui m’importe, c’est de leur offrir les meilleures conditions de travail et qu’ils se sentent bien, comme ils sont. Je vois beaucoup d’entreprises communiquer sur leur stratégie d’inclusion. Est-ce sincère? Si c’est pour améliorer leur marque employeur, autant qu’elles se taisent. Chez nous, la personne la mieux payée, c’est une femme.»
Face à la guerre des talents qui fait rage sur le marché du travail, les entreprises n’ont pas d’autre choix que de sauter dans le train du changement; ne serait-ce que pour soigner leur marque employeur et donc leur attractivité. Elles font face aujourd’hui à des candidats qui ne recherchent plus nécessairement un salaire, mais plébiscitent un employeur avec une vision, des projets et des valeurs, notamment d’inclusion: «De manière générale et sous l’angle de la guerre des talents, il y a un développement sociétal qui nous pousse, en tant qu’employeur, dans cette direction-là», confirme Frédéric Bracher, directeur opérations des ressources humaines chez Swisscom. Au fil de ses trente-cinq ans d’activité au sein de l’opérateur, Frédéric Bracher a vécu les changements de près. Mais aussi leurs limites.
A l’instar des questions en lien avec la communauté LGBTQI par exemple: «La première fois que nous avons dû discuter d’un congé «paternité» pour l’une de nos collaboratrices en couple avec une autre collaboratrice ayant droit à un congé maternité, ce n’était pas simple. A l’époque, il n’y avait pas de bases légales. Maintenant qu’elles existent, la situation est claire.» Swisscom a d’ailleurs obtenu le Swiss LGBTI-Label.
Cadre légal
D’autres éléments purement légaux sont en retard sur l’évolution de la société, poursuit Frédéric Bracher. Notamment, le changement de sexe. Légalement, les ressources humaines ne peuvent pas inscrire le changement de sexe d’une personne trans tant que celle-ci ne l’a pas enregistré à l’état civil. «Il y a donc parfois un cadre légal qui nous pose des défis, nous freine dans nos démarches d’ouverture et d’inclusion et nous pousse à trouver des solutions alternatives.»
Afin de faire évoluer sa culture et d’engager le dialogue sur ces enjeux avec ses 16 000 collaborateurs, Swisscom organise plusieurs événements et ateliers tels que trans@work, proud@swisscom ou l’embauche de personnes atypiques: «Ces rendez-vous internes sont essentiels pour nous, car les enjeux d’inclusion posent des questions parfois très sensibles: comment éviter la discrimination positive? A partir de quand va-t-on trop loin? Quel est le juste milieu pour faire avancer ces sujets? Nous devons donc dialoguer avec toutes les communautés de l’entreprise.»
Swisscom Toujours sur le front de l’inclusion, l’opérateur mène un autre chantier: allouer 1% des postes aux personnes atteintes physiquement ou psychiquement dans leur santé. «Là encore, il faut privilégier le dialogue et engager les bonnes compétences pour le bon poste. Un collaborateur Asperger ne sera pas à l’aise dans la vente, par exemple. Il sera plus dans son élément dans la programmation ou le testing. De même qu’une personne en chaise roulante pourra plus facilement travailler dans un bureau ou dans l’un de nos centres d’appels. La recette est de trouver dans quelle fonction la personne peut exercer au mieux ses compétences, en aménageant si besoin le poste», explique Frédéric Bracher.