Ecrivons-le d’emblée. Le neuroscientifique français Albert Moukheiber est un peu partout depuis des mois pour nous décrypter, avec pédagogie et vulgarisation, le fonctionnement de nos cerveaux. Avec cynisme et ironie aussi. Masterisé en psychologie clinique à Paris 8, docteur en neurosciences cognitives de l’Université Paris 6, ce père de famille de 40 ans est aussi le fondateur – avec d’autres neuroscientifiques – de l’association Chiasma. 

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En 2019, il publie le livre Votre cerveau vous joue des tours, dans lequel il aborde le fonctionnement du cerveau et les biais cognitifs, notamment en ce qui concerne nos croyances dans les fausses informations. Albert Moukheiber doute de tout, tout le temps, depuis tout petit. Il déconstruit pour nous les injonctions au bonheur ainsi que les mantras du monde du travail afin de nous éclairer, sans filtres, sur notre rapport à celui-ci.

Le cerveau est à la mode et cette neuromanie gagne le monde professionnel. Pourquoi sommes-nous tyrannisés par le bien-être, le lâcher-prise au travail et pourquoi notre cerveau en serait-il le responsable?

Albert Moukheiber: C’est un paradoxe que je remarque depuis un moment. Lorsque je travaillais en psychiatrie, je faisais face à une vague de patients qui s’auto-diagnostiquaient ou venaient pour un diagnostic d’hyperactivité et de haut potentiel. C’est à la mode, vous me direz. Ces personnes m’expliquaient qu’elles avaient un déficit de l’attention, qu’elles avaient du mal à se concentrer. Mais elles me confiaient être entièrement capables de passer huit heures à regarder une série sur Netflix. J’ai donc commencé à creuser le sujet sur ce paradoxe pour en découvrir d’autres. On parle de bien-être et de bonheur au travail, mais à la fois on répond aux courriels le dimanche; on est tout le temps crevé, mais on met son réveil à 6 heures pour faire sa méditation et saluer le soleil. On s’occupe de sa nutrition et des problèmes climatiques, mais on achète des baies de goji détox qui viennent de l’autre bout de la planète… On vit tous dans ce paradoxe qui n’a rien de surprenant. Mais il le devient quand la mécanique s’institutionnalise et se mue en business du bien-être.

Quel regard portez-vous sur l’époque et le monde du travail d’aujourd’hui?

Déjà, je ne pense pas qu’elle soit si spéciale. Elle a ses contradictions et ses tares, mais elle n’est pas si différente. J’ai juste l’impression que nous avons mis de côté le fait que nous ne sommes pas à l’abri d’un effondrement civilisationnel; que l’individu ne peut pas tout régler par lui-même. C’est une très bonne chose d’avoir mis l’individu au centre des choses, mais cette posture invisibilise le système dans lequel nous vivons. On transfère toute la responsabilité à l’individu. Si on prend le bonheur ou le bien-être au travail, on nous demande de mieux manger, on nous met dans les pattes des Chief Happiness Officers. Mais ces artifices ne permettent pas de prendre en compte des facteurs plus systémiques au bonheur, comme le salaire, les conditions et le nombre d’heures de travail, comment le patron me parle, comme les clients me répondent.

C’est pour masquer ces facteurs plus systémiques que le réseau social LinkedIn, par exemple, fait l’éloge du bonheur, de la quête de sens et du bien-être? Qu’est-ce que cela dit de notre rapport au travail et à l’entreprise?

Ce qui est intéressant, c’est que ces injonctions sont ciblées sur des salariés. Plus vous descendez dans la hiérarchie, plus ces injonctions vont devenir fortes. J’ai récemment été l’invité d’une table ronde en compagnie de grandes entreprises et de CEO sur le thème du sentiment d’appartenance à une entreprise à l’ère du télétravail. Et donc, ils étaient en train de discuter de comment on pouvait développer ce sentiment d’appartenance. On m’a interpellé sur cette notion, et deux choses me sont venues à l’esprit. Je leur ai tout d’abord demandé si quelqu’un à l’interne était déjà allé interroger le CEO afin de savoir ce qu’il comptait faire pour développer son propre sentiment d’appartenance? Est-ce que quelqu’un va aller poser cette question aux actionnaires ou aux membres du comité de direction? Ce que je veux dire, c’est que jamais nous organisons des tables rondes pour questionner les pratiques des dirigeants. La responsabilité du changement ou du bonheur est portée sur l’individu. La deuxième chose est: comment peuvent-ils mesurer que tel ou tel collaborateur a développé un sentiment d’appartenance à l’entreprise? Quelles preuves dois-je montrer à mon employeur?

Les réseaux sociaux professionnels – toujours eux – relaient l’épidémie de démissions dans le monde du travail. Est-elle avérée? Comment l’expliquez-vous?

On m’a sollicité sur cette question. Ma réponse aux dirigeants est toute simple. Si vous voulez mettre un terme à ces vagues de démissions, augmentez les salaires ou améliorez les conditions de travail. C’est aussi simple que cela. Cette épidémie touche des secteurs comme la restauration et l’hôtellerie. Ce sont des boulots difficiles, avec des horaires de nuit, le week-end, et des salaires miséreux. Un employé d’un grand hôtel parisien qui ne gagne même pas le salaire minimal mais qui voit le tarif de la chambre à 800 euros est démotivé. Le deuxième groupe touché par cette épidémie, ce sont les top-managers. Ils gagnent bien leur vie, mais ils réalisent qu’ils bossent jusqu’à 22 heures, qu’ils doivent répondre aux e-mails dès 5 heures du matin. Ils vivent dans un avion. Ce gros salaire, comment le dépenser? Ils n’ont pas le temps et finissent en burn-out après trois ans. Ils vont se dire que s’ils bossent dans un gros cabinet de conseil comme Mackenzie, ils vont peut-être toucher plus de 10 000 euros par mois, mais leur santé va en prendre un coup. Ou alors ils peuvent choisir d’aller dans une mini-start-up, gagner deux fois moins, mais ne pas rentrer trop tard le soir, voir les enfants. Quand on veut faire le diagnostic de cette situation, on va l’attribuer à l’individu. On invisibilise ainsi des facteurs comme les conditions de travail, le salaire.

Quels seraient donc les leviers pour lever cette charge mentale?

Notre cerveau est un organe comparatif. Nous avons fait une étude avec des singes. On leur a demandé de faire le même travail, mais pas au même salaire. Au premier singe, on lui donne un concombre. C’est bien, c’est plein d’eau. Au second singe, on lui donne du raisin. C’est plein de sucre. Au début, le premier singe s’accommode du concombre. Puis il voit que l’autre singe reçoit autre chose. Très vite, il rejette le concombre, le jette à la figure de l’expérimentateur et commence à saccager sa cage. Nous vivons dans une époque où nous prenons conscience des inégalités. Plein de gens réalisent qu’ils se font arnaquer. L’écart est devenu trop important. On n’accepte plus que, dans une même entreprise, un collaborateur va travailler huit heures par jour pour 1800 euros et voir son CEO voyager en jet privé. Il faut donc repenser nos modèles de rétribution pour les rendre plus justes. Je ne suis pas en train de dire que tout le monde doit gagner la même chose. Je n’ai pas un discours communiste. Je dis juste que, à un moment donné, l’écart doit être géré.

Comment expliquez-vous le fossé entre l’image véhiculée par les entreprises et la réalité vécue en interne. Quels mécanismes veut-on masquer?

Les managers, les PDG, les propriétaires d’entreprise ont le même cerveau que nous. Mais ils n’ont aucune raison valable de régler le problème parce que cela signifierait se tirer une balle dans le pied. Prenons l’exemple d’un actionnaire qui voit tomber tous les mois des bonus de 20 000 euros sur son compte. Il préférera installer un baby-foot et s’assurer de la productivité de ses collaborateurs afin de continuer de toucher ses bonus. Pourquoi mettrait-il en péril sa situation pour le bonheur des autres? Il s’en fiche, mais ne fait pas cela de manière égoïste. Ce n’est juste pas dans son espace mental. Si monsieur X fait un burn-out, c’est peut-être parce que le patron ne le paie pas assez ou qu’il fait trop d’heures. Il y a deux choses auxquelles on ne touche pas: l’argent et la productivité. Cela coûtera beaucoup moins cher à un CEO d’acheter des baby-foots ou d’installer un mur d’escalade plutôt que d’augmenter les salaires ou de diminuer le temps de travail. Ces injonctions sont dangereuses. En s’occupant de mon bien-être, de mon yoga, de ma nutrition, l’entreprise ne m’autorise plus à aller mal. Si c’est le cas, ce sera de ma faute. C’est une posture hyper-paternaliste.

Vous faites preuve de beaucoup de cynisme.

Ce n’est pas du cynisme. C’est un constat: celui de ne pas toucher au vrai problème. Prenons l’exemple du marché de l’eau en bouteille alors que nous traversons une crise climatique. Vous aurez les grands leaders du secteur qui communiquent sur le plastique recyclable de leurs bouteilles. C’est bullshit! Il faudrait simplement que ce marché n’existe pas. Mais vous voyez Evian mettre un terme à ses activités parce que le climat se réchauffe? C’est comme si vous aviez un dictateur qui a massacré son peuple durant des décennies et qui dit un jour: «OK, arrêtons et organisons des élections démocratiques.»

Il existe pourtant des dirigeants bienveillants. Récemment, le fondateur de Patagonia, Yves Chouinard, a transmis les titres de la société, valorisée à 3 milliards de dollars, à une structure qui consacrera les dividendes à la défense de l’environnement. C’est du bullshit également?

Oui, l’information a fait le tour des médias. Lorsque je suis tombé dessus, je me suis dit que c’était génial. Il y a enfin un dirigeant qui va s’occuper de la forêt amazonienne. Mais, en regardant de plus près, on constate que l’association à qui il lègue sa fortune appartient à sa famille. Donc Yves Chouinard s’est autodonné son entreprise tout en réalisant un énorme coup de communication. Il faut donc arrêter de dire que ce sont les indigènes qui bénéficieront de ce geste. C’est un peu déprimant, non?

Mais est-ce que c’est le rôle de l’entreprise de rendre les gens heureux?

Plusieurs entreprises veulent me mandater pour prendre en charge des thérapies pour leurs salariés. Je leur dis non et elles ne comprennent pas. Ce n’est pas à elles de payer pour une thérapie. Si un collaborateur suit une thérapie de dix séances à la charge de l’entreprise et qu’il se rend compte qu’il aura besoin de cinq séances supplémentaires, qui va payer? S’il n’a pas les moyens de payer, mais qu’il aurait besoin de continuer. La solution serait que ce collaborateur soit mieux payé et mieux traité pour décider par lui-même s’il veut suivre et payer une thérapie. Il faut arrêter d’infantiliser les gens.

Vous plaidez également que la méritocratie est un leurre et que la carrière est due au hasard.

La méritocratie, ce n’est pas seulement l’idée de «qui veut peut». Cela dit aussi que si tu échoues, c’est de ta faute. Cette notion adulée par l’époque ne pense pas le passé et le contexte d’une personne. J’ai lu récemment une étude italienne sur les 14 plus riches familles de Florence. L’étude soulignait qu’il s’agissait des mêmes familles depuis 1400. Donc cela fait plus de dix générations que cette richesse navigue entre les mêmes mains. Est-ce que tous les héritiers depuis 1400 ont mérité de conserver cette fortune alors que les start-up qu’ils créent aujourd’hui sont des gouffres financiers? Non. Nous sommes des animaux sociaux qui fonctionnent par le réseau. Si vous naissez en Suisse dans un certain milieu, vous avez déjà 99% de chances en plus de réussir qu’une autre personne sur la planète. Ce n’est pas de la méritocratie.

Pourquoi adhérons-nous toutes et tous à ce discours?

Nous n’avons pas trop le choix. Qu’est-ce qu’on peut faire d’autre? On quitte tous notre travail? Mais comment vit-on? Il y a un système qui existe avec des personnes qui auraient les moyens de changer les choses, mais qui n’ont aucune raison de le faire. Prenons l’exemple de Tim Cook, le CEO d’Apple. Si le réchauffement climatique s’accélère, il sera le dernier impacté. Si la Californie brûle, il passera son temps au frais dans son chalet du Colorado. Et si c’est la sécheresse au Colorado, il ira aux Seychelles. Ah, mais l’eau monte aux Seychelles, alors Tim Cook peut aller à Paris. Ce que je veux dire, c’est que les gens qui sont à l’origine des problèmes sont les derniers touchés.

Est-ce que nos cerveaux sont finalement compatibles avec cette époque?

Nos cerveaux sont les organes les plus malléables et adaptables que l’on connaisse. Cette adaptabilité peut être une force énorme et elle peut aussi être un gros problème. Il y a des femmes battues qui croient encore qu’elles sont responsables de la violence de leur mari – «C’est parce qu’il est stressé, qu’il est rentré tard.» Le cerveau n’explique pas la situation dont on parle ici.  C’est comme si vous vouliez comprendre pourquoi il y a eu un accident de voiture en analysant le moteur. L’accident s’est produit parce qu’il y avait de la glace sur la route, que vous rouliez trop vite. Le cerveau n’est pas le coupable. Il fonctionne encore une fois de manière contextuelle. On ne peut pas le comprendre en le coupant de l’environnement dans lequel il baigne.

Bio express

1982
Naissance au Liban.

2010
Docteur en neurosciences cognitives de l’Université Pierre-et-Marie-Curie.

2019
Publication de «Votre cerveau vous joue des tours».