C’était extrêmement perturbant de me retrouver au milieu de ces stars. Je ne me sentais pas à ma place. Purnell avait été choisie comme montre officielle de la cérémonie du Ballon d’or 2022. La marque genevoise m’avait demandé de réaliser une toile pour présenter sa montre. Je suis partie sur une œuvre de 1 m 60 de haut, une peinture street art de laquelle la montre Purnell semblait jaillir avec un jeu de volumes. Le format était énorme pour moi, car d’habitude je peins des gouachés de la taille d’une pierre précieuse, des bagues, des colliers, des montres. Mes outils sont des pinceaux avec des pointes minuscules en poil de martre. On est là dans le microscopique. J’étais excitée et extrêmement stressée à la fois.

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L’événement était grandiose, au Théâtre du Châtelet à Paris, mais ce n’était pas le plus important. Je n’ai pas oublié que, quatre ans plus tôt, j’étais en arrêt maladie pour cause de burn-out. A cette époque, si on m’avait dit «t’inquiète, un jour, tu iras au Ballon d’or», j’aurais dit que c’était dingue. J’ai exercé un métier qui a failli me tuer. J’avais 24 ans alors. Je garde toujours ça en tête. Je ne pouvais plus continuer comme avant.

J’avais reproduit la même pièce pendant quatre ans; un travail d’émailleuse à la main, mais sur des cadrans de série. Quatre ans, la même pièce, tous les jours. C’est le meilleur moyen de tuer les métiers d’art et les êtres humains. Dans certains ateliers, on sectorise tellement les tâches pour des questions de coûts qu’on empêche les gens d’apprendre autre chose. Ma flamme s’était éteinte.

Le gouaching (peinture à la gouache, ndlr) m’a permis de refaire surface. Je donnais vie à des croquis techniques avec des couleurs, en créant les épaisseurs, en adaptant les dimensions de la pierre sur le bijou ou la montre. On utilise aujourd’hui l’impression 3D, mais il manque l’émotion. Le rendu n’est pas le même. Le digital aide, je l’utilise pour avoir les cotes, mais c’est grâce au dessin à la main que les pierres du haut joailler prennent leur véritable place. Le gouaching n’est pas nouveau, il fait partie du cursus de bijoutier. Il est pourtant peu connu du grand public. Il prend aussi du temps que les marques n’ont pas toujours. Pour un collier, certains gouachés demandent 80 heures de peinture et une semaine de dessin technique en amont.

Ma reconstruction a eu lieu grâce à cet art. Je suis partie de photos de montres dans des magazines. Je les ai reproduites en gouaché et postées sur les réseaux sociaux. J’expliquais ce qu’était le gouaching. Je n’avais aucun client, personne ou presque ne me connaissait. En trois mois, j’ai été repérée par une grande maison de haute horlogerie en Suisse, puis une deuxième et une troisième. C’est ainsi que tout a recommencé pour moi. Je mentirais si je disais que c’était toujours tout beau, tout rose. Au début, je n’avais aucune idée de la valeur de mon travail. J’y ai probablement consacré trop d’heures. Mais il fallait que je passe par là. Aujourd’hui, c’est plus clair pour moi, je sais quand sont les sorties de collections et je connais le calendrier. Je serai présente par exemple à GemGenève, le salon de la haute joaillerie en mai à Palexpo.

J’ai aussi fait de très belles collaborations, inspirantes, comme celle avec Thomas Baillod qui a créé sa marque de montres en construisant une chaîne de valeurs. Je suis aussi devenue ambassadrice pour la maison de gouache Lefranc Bourgeois. Je ne peux malheureusement pas donner le nom de la majorité de mes clients, mais 90% sont des horlogers et joaillers suisses.

Pendant le covid, j’ai développé avec mon frère des cours en ligne pour perfectionner la technique du gouaching et je rêve de créer ma propre marque. A y regarder de plus près, je considère que j’ai eu beaucoup de chance dans mon parcours, même si les heures de travail sont énormes. Je peins une trentaine de montres par an et entre 15 et 20 parures. Le soir, je ne regarde pas Netflix et j’ai peu de vie sociale. Mais tant que je peux peindre, je vais bien. Mon message me porte aussi: redonner leur place à la tête et à la main humaine. Leur valeur est immense, il ne faut jamais l’oublier.»