Les offres d’emploi d’ingénieurs ont augmenté de 14% l’an dernier, et une grande partie de ces annonces ne seront pas pourvues. L’étude «Job Index», publiée fin 2022 par Adecco et l’Université de Zurich, illustre un problème criant: la Suisse souffre d’une pénurie majeure de spécialistes pourtant essentiels à son économie.

Un problème auquel est par exemple confronté Jean-Daniel Girard, directeur général du groupe Sdplus, qui compte 250 collaborateurs en Suisse romande, dont 180 dans le domaine du génie civil. «Il existe aujourd’hui une forte concurrence entre trois types d’employeurs: les bureaux spécialisés, les maîtres d’ouvrage et les entreprises tous secteurs confondus, à la recherche de compétences internes en ingénierie.»

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Causes multifactorielles 

D’autres phénomènes se conjuguent pour expliquer ces besoins accrus: croissance économique, démographie et la nécessité de renouveler des infrastructures critiques. Certains réseaux ont été réalisés il y a plusieurs décennies dans l’idée qu’ils allaient durer sans limite de temps et nécessitent aujourd’hui des assainissements complets, souligne l’ingénieur. Les procédures en vigueur sont en outre devenues plus complexes et demandent davantage de travail. «Il y a trente ans, un architecte pouvait solliciter un ingénieur civil quelques semaines avant le début du chantier. Désormais, nous sommes associés dès la phase d’avant-projet, au même titre que bon nombre d’autres spécialistes.»

S’ajoutent également les évolutions législatives. Exemple avec la mise en œuvre de la loi fédérale sur l’égalité pour les handicapés, entraînant aujourd’hui des modifications conséquentes liées à l’accessibilité, qui doivent être réalisées dans l’ensemble des gares de Suisse d’ici à la fin 2023. A la suite des problèmes récemment rencontrés par le colossal chantier de la gare à Lausanne, les CFF ont d’ailleurs reconnu souffrir eux-mêmes de la pénurie d’ingénieurs, avec plus de 200 postes non pourvus. La Suisse compte 140 000 ingénieurs et on estime qu’il en manque 30 000 sur le marché du travail. Cette main-d’œuvre représente 2,7% des actifs, contre 1,4% au début des années 2000. 

Absence de relève 

L’immigration a permis de couvrir une partie des besoins, mais la pénurie d’ingénieurs se fait sentir aussi dans les pays qui servent de réservoir. La situation demeure aussi compliquée en matière de relève formée en Suisse. La branche présente pourtant des conditions salariales attractives, avec un salaire médian de 117 000 francs, selon le dernier rapport annuel de l’association faîtière Swiss Engineering.

Mais la progression des effectifs de la filière reste inférieure à la moyenne d’autres études. «Nous devons faire le constat qu’une part importante des jeunes sont aujourd’hui davantage attirés par les sciences sociales ou humaines car ces branches semblent donner plus de possibilités de façonner la société», dit Jean-Nicolas Aebischer, directeur de la Haute Ecole d’ingénierie et d’architecture de Fribourg (HEIA-FR).

Les ingénieurs jouent pourtant un rôle crucial dans la conception et la construction des infrastructures qui constituent l’épine dorsale des sociétés modernes, que ce soient les routes, les ponts ou les réseaux électriques. «Chaque civilisation a besoin d’une base matérielle pour exister, mais cette nécessité est moins présente dans les consciences. Beaucoup de gens ont l’impression que ces infrastructures ont toujours été là, un effet qui est peut-être encore accentué par la numérisation et la dématérialisation de nos sociétés.»

Les femmes, grandes absentes de la filière

Le manque de personnel en ingénierie est encore renforcé par la sous-représentation des femmes, qui constituent moins de 30% des étudiants de la filière, alors qu’elles comptent pour 60% des jeunes à sortir du gymnase avec un diplôme en main. Une proportion que l’on retrouve sur le marché du travail: les femmes représentent 27% des effectifs dans l’industrie, contre 45% dans l’ensemble de l’économie. Des conditions-cadres peu adaptées et des biais persistants font obstacle aux carrières féminines dans le domaine, explique Yvette Ramos, présidente de la section genevoise de Swiss Engineering et gérante du cabinet Moinas & Savoye, spécialisé en propriété intellectuelle. Seulement 10 à 15% des cadres des bureaux d’ingénieurs sont des femmes.

Une étude réalisée il y a quelques années dans le cadre d’un programme national de recherche notait ainsi que l’importance donnée aux compétences spécialisées, aux traits de caractère masculins et à une appétence pour un engagement professionnel à 100% imprégnait la culture des entreprises du secteur. «D’où l’importance de mettre en avant des modèles positifs pour inciter plus de jeunes femmes à s’intéresser et à se lancer dans ces métiers.»

La spécialiste remarque que bon nombre d’entreprises se plaignent du manque de personnel, mais ne font pas encore le nécessaire pour promouvoir la profession. «Développer une marque employeur positive devrait être une priorité de la politique de responsabilité sociétale et environnementale de chaque entreprise, notamment en libérant des employés pour servir d’ambassadeurs auprès de la jeunesse.»

Perception encore floue

La profession souffre d’une image qui ne correspond pas à sa réalité, estime Jean-Nicolas Aebischer. «Les études et le métier d’ingénieur sont perçus comme quelque chose de dur, froid et difficile. Mais ce cursus permet au contraire de libérer sa créativité en se basant certes sur des méthodes scientifiques, pour résoudre des problèmes très concrets. Il suffit de réfléchir aux quinze premières minutes de sa journée pour se rendre compte que derrière chacune de nos actions se trouve le travail d’un ingénieur, qu’il s’agisse d’allumer la lumière, de consulter son smartphone ou de prendre un café.»

Un avis partagé par Yvette Ramos: «Lors des interventions que nous menons dans des classes, les écoliers imaginent l’ingénieur comme quelqu’un qui gagne un bon salaire en menant une vie peu trépidante. Mais aux jeunes qui rêvent de devenir footballeur ou influenceuse sur YouTube, je réponds que les ingénieurs développent des technologies et des systèmes qui auront un impact positif significatif sur la société et le monde!»

Les experts interrogés se rejoignent également pour dire qu’il faut davantage communiquer sur la finalité du métier, en insistant notamment sur son apport crucial en matière de transition énergétique ou de durabilité. «L’efficience est au cœur du métier, conclut Jean-Nicolas Aebischer. A ce souci premier, l’ingénieur intègre désormais des dimensions sociétales ou écologiques pour répondre aux défis auxquels nous faisons face.»