Il médite vingt minutes trois fois par jour. Pour rester «focused». Vous comprenez alors que, si Jonathan Normand nourrit de grands idéaux, il fait preuve d’un esprit pragmatique dans leur mise en œuvre. Le CEO de B Lab (Suisse) semble avoir fait sien ce bon mot des écoles de management: «Une vision sans passage à l’acte reste une hallucination.» Lors de notre rencontre, le lendemain de son 47e anniversaire, il nous explique qu’il s’apprête à présenter à Berne, devant l’intergroupe parlementaire sur les objectifs de développement durable 2030, le projet d’un nouveau cadre juridique pour guider les entreprises dans leur transition vers la durabilité.
A ses côtés, un groupe d’entrepreneurs, chefs de PME et de multinationales confondus. Dont le vice-président de Roche, André Hoffmann. Et deux juristes de haut vol, les professeurs Giulia Neri-Castracane et Jean-Luc Chenaux, chargés d’expliquer aux politiciens présents l’urgence d’un changement de paradigme. En substance: les labels et les initiatives privées, comme la certification B Corp, ne suffisent plus. C’est bien connu, l’économie a une capacité d’adaptation presque infinie. Encore faut-il que les règles du jeu soient cohérentes et comprises de tous.
Bientôt le point de bascule
D’emblée, Jonathan Normand ajoute un chiffre choc à son argumentation: «D’ici à 2030, entre 50 et 60% des entreprises suisses changeront de propriétaires, souligne-t-il. Ce qui représente près de 400 000 PME. Une mutation structurelle massive et d’immenses opportunités à saisir pour l’économie suisse.» Cette vague de transmissions devrait se traduire par l’arrivée d’une génération d’entrepreneurs plus sensibles aux 17 Objectifs de développement durable (ODD) de l’ONU. A l’échelle mondiale, on parle de 12 000 milliards de dollars de nouvelles opportunités commerciales et de la création de 380 millions d’emplois.
L’heure est donc venue de repositionner le «Swiss made» et de reprendre l’initiative plutôt que d’attendre des directives de l’Union européenne qu’il faudra de toute façon appliquer. Avec la loi Pacte, la France a déjà amorcé le mouvement, comme l’Italie, l’Espagne, le Royaume-Uni, les Etats-Unis… La Suisse ne peut pas se permettre de manquer de nouveau le train. Voilà pourquoi l’Etat se doit d’établir une législation qui mette fin aux incertitudes. Et qui aide les entreprises à clarifier leur raison d’être, à changer leurs statuts et donc leurs pratiques.
S’approche-t-on d’un point de bascule? Jonathan Normand en est convaincu. Depuis l’établissement de B Lab (Suisse) en 2017, ce ne sont pas moins d’une centaine d’entreprises suisses qui ont été certifiées B Corp. Des grandes comme Nespresso, la banque Lombard Odier ou la banque Raiffeisen, mais aussi une nuée de sociétés employant entre 5 et 150 personnes comme Ecorobotix, Serbeco, Légumes Perchés… Une centaine d’autres sont actuellement en phase de certification. Sans oublier celles qui participent au programme Swiss Triple Impact (STI) financé par la Confédération. Un mouvement, donc, qui compte plus de 600 entreprises. Que de chemin parcouru pour cet ancien cadre bancaire qui s’engage depuis quinze ans pour une économie et une société plus durables!
«J’ai eu une vie familiale assez compliquée, elle n’est pas facile à raconter.»
Vous aimez la bande dessinée? Jonathan Normand est l’un des super-héros et protagonistes de la BD Un monde meilleur, publiée à Genève il y a deux ans. Cet ouvrage de la scénariste Peggy Adam et du dessinateur Pierre Wazem vise à expliquer de manière ludique et incarnée les 17 Objectifs de développement durable. Dans le passage qui lui est consacré, on apprend, bulle après bulle, que son travail à la tête de B Lab (Suisse) lui donne «la patate»: Et plus loin: «Pourtant, ma vie n’avait pas bien commencé. A 8 ans, je me suis retrouvé dans la rue avec ma sœur… Nos parents ont disparu et, après avoir mangé tout ce qu’il y avait dans les placards, il fallait trouver de quoi se nourrir…» Lorsque nous lui demandons plus de détails sur cet épisode qui n’a rien d’une fiction, il résume: «J’ai eu une vie familiale assez compliquée, elle n’est pas facile à raconter.»
Attirance précoce pour la philosophie
Jonathan Normand naît le 25 mai 1976, à Ischia, au large de Naples. La sage-femme qui aide sa mère à le mettre au monde est aussi la postière et la laitière de l’île. Jacqueline Normand est originaire du nord de la France et d’Orbe, dans le canton de Vaud. Elle a eu deux enfants d’un précédent mariage avant de rencontrer celui qui l’installe dans sa résidence secondaire italienne, où elle vivra avec ses trois enfants avant de déménager à Genève. Citoyen britannique, le père de Jonathan, Norman Whalley, est alors vice-président de Ford Europe. Il a lui aussi eu deux enfants en premières noces. Il descend d’une famille de restaurateurs de monuments historiques – «Mon grand-père paternel a restauré la cathédrale de Winchester», nous dit Jonathan Normand.
Mais le séjour à Ischia ne dure que trois ans. Drame, séparation, le retour en Suisse de Jacqueline Normand avec deux de ses trois enfants, Jonathan et sa demi-sœur âgée de 10 ans, s’avère brutal. Elle doit subvenir seule à leurs besoins, travaille un temps dans la banque avant de reprendre le Café de la Tour, au Bois de la Bâtie. Du jour au lendemain, à court de ressources, elle va disparaître sans laisser d’adresse. C’est le début des vacances de l’été 1979 et il faudra plusieurs semaines pour qu’une connaissance prenne conscience de la situation. Malgré les coupures de gaz et d’électricité, les enfants abandonnés se débrouillent. «J’abordais des passants, je leur demandais 80 centimes pour un billet de bus et, une fois la somme nécessaire réunie, j’allais nous acheter des gnocchis à la Migros.»
Lorsqu’il évoque cet épisode, c’est sans amertume, presque étonné de ses propres capacités de résilience. Ses deux parents sont décédés depuis longtemps, mais il reste proche de sa demi-sœur qui vit dans la région genevoise avec sa famille. «J’ai sans doute eu de la chance, j’étais équipé pour faire face.» Il enchaîne sur son attirance précoce pour la philosophie. «A 12 ans, je fais ma rencontre avec Kant, sans tout comprendre, bien sûr, mais avec cette préoccupation de faire la différence entre le bien et le mal, la responsabilité individuelle et le passage à l’action.» Et de citer aussi les trois premiers tomes de Pensées pour moi-même, la somme de l’empereur philosophe romain Marc Aurèle, émule du stoïcisme d’Epictète, une source d’inspiration et de réconfort. «Près de deux mille ans après, ses aphorismes ont toujours la même pertinence.»
«En vivant en symbiose avec la nature dans l’une des forêts tropicales les plus anciennes avec ses 130 millions d’années, j’ai soudain pris conscience de la fragilité de l’espèce humaine et de celle de la planète. Et du lien d’interdépendance entre les deux.»
Placé dans une école privée, le pensionnat Alpina, à Champéry, Jonathan côtoie des enfants et des adolescents à problèmes. A 13 ans, il mesure 1 m 85 et pèse 80 kilos. Il en impose par son physique et sa maturité. Et par un don pour les mathématiques vite repéré par le directeur de l’établissement – «Je lui dois beaucoup. Il est mort depuis, paix à son âme!» Agé de 17 ans, il se paiera, grâce à l’argent gagné sur les chantiers, des cours de maths et de développement algorithmique dans une école privée genevoise. A sa majorité, libre de toute tutelle, sa scolarité obligatoire terminée, il s’inscrit dans une agence de placement et trouve un emploi à l’Organisation mondiale de la santé (OMS). C’est l’époque où certaines grandes administrations peinent encore à faire le pas de l’informatique et le jeune homme aide les fonctionnaires à jongler avec les disquettes. Le temps aussi de découvrir le monde exotique, à ses yeux, des organisations internationales:«J’ai pris une sacrée claque.»
Les débuts de l'aventure entrepreneuriale
Changement de décor, Jonathan Normand reçoit une offre d’emploi du géant du conseil informatique Electronic Data Systems (EDS), qui l’envoie six mois sur son campus, au Texas, où plus de 6000 personnes sont en permanence en formation. Une expérience marquante et la découverte du management à l’américaine. Il en ressort avec, sur sa carte de visite, le titre de… Senior Consultant en sécurité informatique. Il vient d’avoir 20 ans. S’ensuivent quelques années de voyages incessants aux quatre coins de la planète. Pour des raisons familiales, il revient en Suisse en 2000, entre à la Banque Edouard Constant & EFG, où il passe cinq ans, avant d’être débauché par Thomson Reuters puis par l’Union Bancaire Privée (UBP) comme Chief Information Security Officer (CISO) et membre de la direction.
- 1976 Naissance sur l’île d’Ischia, en Italie. Déménage à Genève trois ans plus tard avec sa mère et sa demi-sœur.
- 2010 Rencontre Géraldine, avec qui il se marie trois ans plus tard. Naissance par la suite de leurs filles âgées aujourd’hui de 10 et 5 ans.
- 2014 Lancement de B Corp en Europe avec, trois ans plus tard, la création du chapitre suisse de B Lab.
- 2019 Création du programme Swiss Triple Impact (STI). Et, en 2022, lancement au WEF du Swiss Boards for Agenda 2030.
En 2008, à 32 ans, lui qui, à côté de son job dans le monde bancaire, a mené des missions d’assistance technique, notamment en Afrique de l’Ouest, traverse une période de doute profond. La crise des subprimes, la déroute de Lehman Brothers et les pertes abyssales de l’UBP dans l’affaire Madoff le poussent vers un changement radical de direction. Le moment décisif a lieu lors d’un trek de douze jours dans le parc Taman Negara, en Malaisie. «En vivant en symbiose avec la nature dans l’une des forêts tropicales les plus anciennes avec ses 130 millions d’années, j’ai soudain pris conscience de la fragilité de l’espèce humaine et de celle de la planète. Et du lien d’interdépendance entre les deux.»
Cette rupture marque les débuts de son aventure entrepreneuriale. Rappelons que les 17 Objectifs de développement durable de l’ONU n’ont été adoptés qu’en 2015. Dans les milieux de la finance et dans l’économie en général, seule une infime minorité de dirigeants s’intéresse alors à ce qui est devenu depuis une préoccupation incontournable: les critères ESG (pour environnement, social, gouvernance). Jonathan Normand lance d’abord un cabinet de conseil, puis une société de certification, Codethic, en 2010. Sa rencontre avec les fondateurs de B Corp le convainc qu’il faut changer de dimension pour véritablement faire une différence. Les trois Américains ont développé une méthode holistique qui complète bien les labels orientés produits comme Fair Trade ou FSC. Le trio a embarqué des sociétés emblématiques avec, aux avant-postes, la marque de vêtements Patagonia. Ils font confiance à l’ancien cadre bancaire genevois pour développer, dès 2012, le mouvement B Corp sur le Vieux Continent en créant l’organe responsable de sa mise en œuvre: B Lab Europe.
Certification en Suisse dès 2015
Les premières sociétés suisses à être certifiées, dès 2015, sont des PME. Et il faudra patienter quatre ans pour qu’une société mondialement connue s’engage à faire le pas. Ce sera la banque genevoise Lombard Odier, d’ailleurs déjà engagée depuis des années dans la finance durable. «Nous avons reçu des centaines de demandes suite à cette annonce», se souvient Jonathan Normand, qui parle d’effet démultiplicateur. Le soutien de MAVA, une fondation de la famille Hoffmann, les principaux actionnaires de Roche, marque un autre moment clé dans le développement de B Corp en Suisse. C’est d’ailleurs de concert avec André Hoffmann qu’il lancera, à Davos, dans le cadre du World Economic Forum, le Swiss Boards for Agenda 2030, une alliance de CEO et d’administrateurs qui engagent leurs entreprises dans la création de ce qu’ils appellent des «stratégies d’impact positif». Les initiatives se multiplient et B Lab (Suisse) n’a désormais pas trop de ses 30 collaborateurs, répartis dans tout le pays, pour assurer le suivi.
Par les fenêtres des locaux lausannois de B Lab, où il a son bureau, Jonathan Normand peut voir la cathédrale et le pont Bessières. Il habite désormais dans les hauts de la ville avec son épouse, Géraldine Normand Jacot, journaliste TV, cheffe de la rubrique Suisse à la RTS, et mère de leurs deux filles âgées de 10 et 5 ans. Il souligne qu’il ne serait jamais allé aussi loin sans son soutien indéfectible et la stabilité d’une vie familiale heureuse. Le couple s’est organisé pour pouvoir mener de front une vie professionnelle prenante. Pour elle, les briefings quotidiens à la tour de la RTS, à Genève, la supervision du 12h45 et du 19h30. Pour lui, qui prend en général le relais en milieu d’après-midi, les visioconférences et les déplacements aux quatre coins de la Suisse.
La veille, il coachait leur aînée et ses camarades pour la préparation d’une rencontre d’athlétisme. A 10 ans, la jeune fille se consacre surtout à la danse, six fois par semaine, avec le rêve de devenir un jour ballerine professionnelle. «Le sport, la danse… Ces activités sont tellement importantes et structurantes quand vous grandissez. C’est en tout cas l’expérience que j’ai faite à titre personnel.» Jonathan Normand est depuis longtemps un passionné de triathlon et, s’il court moins régulièrement ces derniers temps en raison de problèmes de dos, il continue de faire beaucoup de vélo, de nager, de faire de la montagne, de skier… Et de prendre chaque jour des bains dans une eau à 5-6°C. La seule manière de faire baisser les acouphènes consécutifs à un covid long, lui qui a été testé positif à quatre reprises. Et de nous expliquer dans la foulée les vertus du jeûne, des périodes de douze jours à trois semaines, qu’il pratique régulièrement.
«Il est parti de rien et il s’est lancé un défi qui, initialement, ressemblait à une face nord en hiver.»
L’esprit de résilience, encore et toujours. «Il est parti de rien et il s’est lancé un défi qui, initialement, ressemblait à une face nord en hiver», relève son beau-père, Jean-Marc Jacot, connu dans l’horlogerie pour avoir notamment développé les montres Parmigiani et Vaucher Manufacture Fleurier pour la Fondation de famille Sandoz. «Il est en passe de réussir son pari, poursuit-il. Et il le mérite!»
Cofondateur et CFO de la scale-up Ecorobotix, Aurélien G. Demaurex est lui aussi impressionné par la détermination de Jonathan Normand et par ses capacités de rassembleur. «Il ne fait pas partie de ces furieux qui font fuir», explique ce pionnier de l’agritech de haute précision, également député vert’libéral au Grand Conseil vaudois. Il y a actuellement à la tête des entreprises un nombre croissant de dirigeants motivés à aller de l’avant et une grande attente d’un cadre juridique clair, souligne-t-il, mais aussi un besoin de connaissances et d’outils qui leur permettent de faire face aux pressions des investisseurs, des clients, des employés… Même les plus libéraux sont intéressés à faire le pas. «Avec B Corp, renchérit Jonathan Normand, nous offrons une certification privée et qui, même si elle est de qualité, doit être remplacée à terme par des normes étatiques. A ceux qui me font remarquer que nous œuvrons ainsi à notre propre dissolution, je réponds que c’est exact. J’espère qu’elle aura lieu le plus vite possible. Il faut reconnaître toutefois que nous avons encore beaucoup de travail devant nous.»
>> Et encore Fondée aux Etats-Unis en 2006 par Bart Houlahan, Jay Coen Gilbert et Andrew Kassoy, la certification B Corp vise à réorienter le capitalisme vers une économie plus soucieuse des parties prenantes. Aujourd’hui, 6926 entreprises, actives dans 161 industries et réparties dans 90 pays, ont réussi à obtenir les 80 points requis par B Lab, l’organe de certification. En parallèle, plus de 20 000 entreprises à travers le monde ont adopté les cadres juridiques élaborés par B Lab sur quatre continents.
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