«Jusqu’à récemment, selon les statistiques, le travail était le premier lieu de rencontres amoureuses; cela se conçoit, on y passe la moitié de notre life.
Qui n’a pas vécu de moments glamours dans le local de la photocopieuse-imprimante quand il y a bourrage papier? De cappuccinos qui font mal au ventre partagés à la cafétéria? De fins de soirée de boîte quand on est aussi bourré que la photocopieuse-imprimante susmentionnée, à danser des slows transpirants sur Purple Rain qui dure plus de sept minutes? De réunions à coller des post-it ensemble contre les murs et à se demander à quoi ça sert? De complots fomentés contre ce sous-sous-chef (c’est les pires, je sais, je l’ai été) incompétent/autoritariste/absent/faux cul/de mauvaise foi/dépassé, je vous laisse compléter? De congrès dans un hôtel Mercure à retourner dans sa chambre à 5 heures du matin ses chaussures et son soutien-gorge à la main et à croiser son amant de la nuit au petit--déjeuner en faisant semblant de rien et en se disant qu’on a été très con, mais bon, c’est fait, c’est fait? Oui, tout cela crée indiscutablement du lien.
Vous savez ce que l’on dit élégamment en anglais, je ne traduis pas, vous allez comprendre sans difficulté: «No zob in job.» Non, on ne devrait pas coucher au travail. Mais on l’a tous plus ou moins fait, non? Moi, en trente-quatre ans de boîte, j’affiche un tableau de chasse ma foi excessivement raisonnable, je n’ai connu que deux fois l’amour au boulot. Dont mon ex-mari et père de mes enfants. Pour l’émission Scènes de ménage, nous avions même réalisé un reportage sur le sujet dans notre propre entreprise, et le chef des RH avait dit exactement ceci: «Ce n’est pas tant quand les gens se mettent ensemble que cela pose problème, c’est quand ils se séparent.»
Ben oui, la planification est déjà compliquée quand les employés, pardon: les talents ne couchent pas, mais c’est encore plus compliqué quand ils couchent et c’est au-delà du compliqué quand ils ne couchent plus. Je connais des gens qui ont changé de carrière pour éviter de croiser un ex. Surtout si l’ex s’est remis en ménage avec quelqu’un d’autre dans la boîte, ambiance, ambiance. J’adore aussi le moment où l’histoire n’est plus camouflable et qu’il faut l’annoncer à la hiérarchie et aux RH: «Alors, bon, euh, voilà, untel et moi, ben on travaille ensemble mais pas seulement, quoi.»
Perso, j’ai aussi dû annoncer un divorce à mon chef le premier jour de travail dans un nouveau poste: «Il faut que je te dise, mon mari et moi on est séparés.» «Oh, c’est pas vrai, je ne savais pas, depuis quand?» «Hier.» Tête du red’ chef. Car le mari travaillait aussi en partie pour lui. Mais tout s’est bien passé.
Cela dit, moi, j’aime bien. C’est organique, c’est vivant, c’est humain. Plus humain que les rangées de personnes avec un casque sur les oreilles et qui ne se parlent plus que par mail, plus humain que ChatGPT, plus humain qu’une réunion où tout le monde regarde son téléphone. Mais que va-t-il se passer maintenant? Dans de nombreux métiers, on travaille désormais beaucoup à distance. Et la séduction en visioconférence, ce n’est pas simple. Vous visualisez? Devant votre écran, avec la mosaïque des visages? Pas du tout à votre avantage, car même maquillée, coiffée, repassée, vous avez une tête de déterrée sur ces machins, pfff. Même les filtres n’y peuvent rien, c’est un bon chirurgien ou une grosse louche de botox qu’il faudrait. «Ah tiens, c’est qui le mec en haut à droite, là? Il est pas mal. Il fait quoi dans la boîte déjà?» Et c’est à ce moment-là que le mec en question lève une main virtuelle et dit une monstre ânerie. Ok, on oublie.
Et puis avec toutes les histoires de harcèlement, époque post-#MeToo oblige, on n’ose plus bouger une oreille. Ni aucune autre partie du corps d’ailleurs. Quand je pense qu’il y a vingt ans je pouvais dire «Salut petit cul» à un collègue et que ça nous faisait rigoler, je n’ose imaginer l’enquête administrative que cela déclencherait aujourd’hui. Je ne nie pas que c’est bien que l’on soit mieux protégé contre le harcèlement, mais il faut constater qu’on est aussi bien protégé contre l’amour. Tout cela va faire baisser la moyenne des rencontres au boulot, c’est sûr. On sera obligés d’aller pécho sur les sites spécialisés. La vie de bureau 2023? Toute la journée en ligne pour bosser, toute la soirée en ligne pour draguer. Vivement la retraite!»