Ils arrivent ensemble, joyeux, comme deux étudiants qui viennent de faire une bonne farce à la planète entière. Elle porte une robe à fleurs et des souliers à talon mauve sous sa blouse de médecin. Lui, chemise col ouvert, semble glisser sur le sol dans ses baskets blanches. Ceux qui ne les auraient jamais croisés dans un congrès scientifique ou remarqué lors de leurs récents passages au 19h30 de la RTS et sur CNN n’imagineraient pas immédiatement qu’ils se trouvent face à un couple scientifique d’exception. «Jocelyne Bloch et Grégoire Courtine sont un peu les Pierre et Marie Curie de la neurochirurgie», répète volontiers le fondateur de Logitech, Daniel Borel, qui soutient les chercheurs à travers sa fondation Defitech.

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L’expression hyperbolique leur arrache une mimique de protestation et un léger sourire. De fait, la comparaison n’est pas gratuite. Testées sur des souris, sur des primates et ensuite implantées sur l’homme, leurs technologies ont en effet permis à des paraplégiques de retrouver l’usage de leurs membres. Des technologies qui peuvent aussi être appliquées au traitement de l’hypotension orthostatique, des problèmes de marche liés à la maladie de Parkinson ou de la paralysie du bras à la suite d’un accident vasculaire cérébral.

Au fil des années, Jocelyne Bloch et Grégoire Courtine ont rassemblé une équipe de 60 chercheurs réunis au sein du laboratoire NeuroRestore, sous la houlette du CHUV, de l’Université de Lausanne et de l’EPFL. Nous avons rendez-vous pour ce portrait croisé dans les locaux lausannois de NeuroRestore. Aux murs de la petite pièce qui leur sert de bureau, Jocelyne Bloch et Grégoire Courtine ont exposé des œuvres d’art qui correspondent chacune à une étape importante de leur travail scientifique. Parmi elles, un tableau fait référence à Elon Musk, le patron de X, de Tesla, de SpaceX et de Neuralink. Une interjection provocatrice et très pop dessinée avec un tube néon: «ELON!» Nous y reviendrons. 

Avancée technologique 

En mai dernier, les chercheurs de Neuro-Restore, en collaboration avec une équipe de Grenoble, ont pu annoncer une nouvelle percée: paraplégique à la suite d’un accident de vélo il y a dix ans, le Néerlandais Gert-Jan Oskam montrait qu’il est désormais possible d’activer des électrodes par la pensée et de reprendre ainsi le contrôle de ses membres en stimulant la moelle épinière lésée grâce à une sorte de «pont numérique». Une première documentée dans un article collectif de Nature, l’un des nombreux publiés par les chercheurs lémaniques dans la prestigieuse revue.

On comprend l’exaltation de Jocelyne Bloch et de Grégoire Courtine quand, en guise de préambule, ils lancent d’une seule voix: «Ce n’est qu’un début et nous espérons pouvoir à terme faire repousser les tissus nerveux et réparer la moelle épinière lésée pour permettre au patient de marcher à nouveau, mais de manière encore plus naturelle.» On leur demande alors de raconter ce qui les motive et nourrit leur détermination à aller de l’avant.

Parcours différents mais complémentaires

Enfant, Jocelyne Bloch ne se voyait pas devenir chirurgienne, elle n’y avait même pas songé. A l’école secondaire, elle choisit la voie langues modernes et il lui faudra rattraper des lacunes en physique et en chimie lorsqu’elle optera pour la médecine. Elle ne passera d’ailleurs pas tous ses examens du premier coup, ce qui lui permettra de travailler six mois comme hôtesse de l’air chez Swissair. Une manière de voyager à travers le monde, une respiration avant de terminer brillamment ses études. Inspirée par Nicolas de Tribolet, son premier mentor, elle décide d’entamer sa spécialisation pour devenir la première neurochirurgienne en Suisse, en même temps qu’une autre jeune médecin alémanique. «C’est un monde peuplé de mâles alpha, observe Grégoire Courtine, même si c’est moins le cas aujourd’hui.» Lorsque le Québecois Jean-Guy Villemure reprend les rênes du service de neurochirurgie au CHUV, elle bénéficie de son expérience pour se spécialiser en neurochirurgie fonctionnelle, une discipline alors en plein essor. En parallèle et pendant deux ans, elle apprend le métier de chercheuse au sein du laboratoire de Patrick Aebischer avant que celui-ci ne devienne président de l’EPFL. 

Jocelyne Bloch avec deux amies d’enfance, Gaby et Nicole, et leurs chiens respectifs.

Jocelyne Bloch avec deux amies d’enfance, Gaby et Nicole, et leurs chiens respectifs.

© DR

Né à Dijon, Grégoire Courtine, lui, reste ancré dans sa «terre de Bourgogne» et fait allusion au passage à sa passion pour les bons vins. «Avec mon père, nous consacrions beaucoup de temps à observer les étoiles dans un télescope, ajoute-t-il. Il dirigeait une grande société d’expertise comptable, mais il aurait rêvé d’être scientifique et il dévorait chaque mois le magazine Science & Vie auquel il est abonné depuis le début des années 1970.» Attiré par la physique et les maths, le futur chercheur l’est tout autant par le sport. Il participera d’ailleurs à une Coupe du monde d’escalade. Un athlète d’élite, donc, qui souffre aujourd’hui encore des séquelles d’injections pour traiter une tendinite récurrente. «Mon corps s’est rebellé.» Soupir.

Pourtant, c’est l’escalade qui lui a fait découvrir les neurosciences, désormais son champ d’étude et de recherche. Il est fasciné par le mouvement, la manière dont le cerveau contrôle les membres et les différentes parties du corps. Et comme le hasard fait bien les choses, c’est au pied d’une falaise qu’il rencontre le neurobiologiste Louis Mieusset, qui sera l’un de ses mentors.

Ses études puis son doctorat n’ont pourtant rien d’une sinécure. «La veille de ma soutenance, mon directeur de thèse a jeté mon travail sur le bureau en disant qu’il était nul, mais que ce n’était pas si grave, car jamais il n’y aurait de place pour moi dans son labo.» Adieu la France, bonjour les Etats-Unis: le jeune chercheur passe les cinq années suivantes à l’Université de Californie à Los Angeles (UCLA). Il devient chercheur associé à la Fondation Christopher et Dana Reeves, créée par l’acteur interprète de Superman, le héros de son enfance, devenu tétraplégique à la suite d’une chute de cheval. Se dessine alors un éventail d’applications concrètes pour les recherches qui l’occupent.

Passons rapidement sur son arrivée en Suisse, à l’Université de Zurich, où on lui offre, alors qu’il est âgé de 32 ans à peine, des moyens importants pour poursuivre son travail sur la régénération de la moelle épinière. Et arrêtons-nous sur sa rencontre avec Jocelyne Bloch, provoquée par Patrick Aebischer, devenu président de l’EPFL, où il développe les sciences de la vie. Celui-ci a usé, selon son expression, de sa «prérogative présidentielle» pour faire venir en Suisse romande le jeune professeur Courtine. Il lui présente une clinicienne susceptible d’appliquer à l’être humain les découvertes du chercheur déjà connu pour ses expériences sur des rats dont la moelle épinière a été sectionnée et qu’il parvient à faire remarcher. Un tournant décisif. 

Grégoire Courtine a fait l’objet d’un article  de presse en gagnant la Coupe de France d’escalade.

Grégoire Courtine a fait l’objet d’un article de presse en gagnant la Coupe de France d’escalade.

© DR

Fonctionnement symbiotique

«Ils forment le couple scientifique parfait, résume Patrick Aebischer, qui continue de conseiller Neuro-Restore. Ils sont complémentaires en termes d’expertise. Elle, la neurochirurgienne également formée à la recherche, lui, le neurobiologiste ouvert aux technologies disponibles sur le campus de l’EPFL comme la robotique. Très important, leur travail n’a jamais été perturbé par des problèmes d’ego. C’est hyper-rare.» Les principaux intéressés parlent, eux, de «coup de foudre». Ils ont chacun leur propre vie familiale. Elle, mariée à un chirurgien ORL et mère d’une fille de 20 ans et d’un fils de 18 ans. Lui, à une Américaine d’origine texane avec qui il a trois enfants. Ils n’en sont pas moins en communication constante, se disent tout et n’hésitent pas à se critiquer mutuellement quand il y a lieu. Ce fonctionnement symbiotique leur permet de mieux faire face aux pressions. «C’est rassurant, confie Grégoire Courtine, de ne pas être seul en haut de l’échelle.» Notamment parce que la chasse aux grants ne connaît pas de répit. «Un engagement plus important et régulier, par exemple, de la part du canton de Vaud serait un sacré soulagement», note Jocelyne Bloch, qui consacre une bonne moitié de son temps à ses patients et continue de vivre le stress des salles d’opération.

En dix ans, les deux chercheurs ont réussi une construction assez unique qui couvre l’entier du processus de création de nouvelles thérapies, de la recherche fondamentale à la mise sur le marché. «Peu après la création de NeuroRestore, poursuit Grégoire Courtine, en juillet 2020, nous avons eu une sorte d’épiphanie. Elle nous a permis de clarifier à la fois notre raison d’être et notre modèle d’organisation.» Neuro-Restore, c’est le creuset et le centre d’essai des technologies mises au point par les équipes de Bloch et de Courtine. Pour leur industrialisation et la commercialisation, le tandem a créé la société Onward Medical, qui a réalisé ce qui reste à ce jour la plus importante entrée en bourse dans le secteur medtech en Europe, même si l’action a reculé depuis sa cotation fin 2021. On ne s’étendra pas sur les débuts de l’entreprise. «Nous avons cru à l’époque qu’il suffisait d’avoir de bonnes idées et des résultats scientifiques solides pour convaincre les investisseurs. Nous étions naïfs. Nous n’étions pas équipés non plus pour jouer les entrepreneurs.» Un ancien vice-président du géant Medtronic, Dave Marver, a depuis repris les commandes de la société, basée à Lausanne, et qui compte désormais une centaine de collaborateurs. 

«Nous avons cru à l’époque qu’il suffisait d’avoir de bonnes idées et des résultats scientifiques solides pour convaincre les investisseurs.»

 

Plus fort qu’Elon

Comme souvent, les fondateurs ont été dilués par les investisseurs extérieurs et ils ne possèdent plus aujourd’hui qu’une infime partie du capital. Et si c’était à refaire? «Ces levées de fonds nous ont permis de gagner du temps. Notre motivation, ce n’est pas de devenir riches, mais de faire avancer la science et de la mettre au service de ceux qui en ont besoin», soulignent Jocelyne Bloch et Grégoire Courtine.

La diffusion des thérapies développées par Neuro-Restore dépendra cependant du succès économique d’Onward Medical et, peut-être un jour, de son rachat par un géant des medtechs ou de la pharma. La commercialisation du premier produit agréé par les autorités réglementaires, notamment la Food and Drug Administration américaine, semble en tout cas bien partie. Il s’agit d’un dispositif externe de neurostimulation nommé ARC-EX. La deuxième plateforme, baptisée ARC-IM, qui implique un implant et donc une intervention chirurgicale, recèle un potentiel commercial infiniment supérieur, mais dépend de la conclusion des essais cliniques menés aux Etats-Unis dès le début de 2024. Il faudra donc attendre au moins deux ou trois ans pour que cette nouvelle gamme de produits arrive sur le marché. Entre la satisfaction d’aligner les avancées spectaculaires et le réalisme thérapeutique, il s’agit aussi pour le duo de gérer les attentes des patients, de les replacer dans un contexte à la fois médical et éthique. Voilà pourquoi les déclarations d’un Elon Musk, fondateur de Neuralink, qui développe une technologie capable de faire communiquer directement le cerveau humain et la machine avec des applications comparables à celles mises au point par Neuro-Restore, provoquent chez Jocelyne Bloch et Grégoire Courtine des réactions pour le moins contrastées. La neurochirurgienne souligne le caractère invasif de la technologie Neuralink. Elle implique en effet une implantation d’électrodes dans le cerveau lui-même, contrairement à leur thérapie qui consiste à les appliquer en surface. Soit une solution tout aussi performante, mais qui évite le risque de transformer le cerveau des patients en gruyère.

Zélateur du transhumanisme, Elon Musk, comme d’autres tycoons de la Silicon Valley, raisonne, lui, en ingénieur: «No limit!» Grégoire Courtine, qui a croisé le chemin de Musk en Californie alors que ses ambitions spatiales avec SpaceX passaient encore pour une chimère, relève toutefois qu’il serait imprudent de sous-estimer la détermination et la puissance financière du fantasque milliardaire. Il parle d’expérience. Et trace un parallèle. De même qu’on a récupéré les progrès de la chirurgie reconstructive à des fins esthétiques après la Seconde Guerre mondiale, les percées en neurosciences seront à coup sûr utilisées et détournées de leur finalité première. Ce ne sera pas demain. Parce que les mystères du cerveau humain ne sont de loin pas tous élucidés. Peut-être après-demain? Pour l’heure, NeuroRestore fait plus fort qu’Elon. 

Bio express

1971
Naissance de Jocelyne Bloch à Genève. Première neurochirurgienne en Suisse.

1975
Naissance de Grégoire Courtine à Dijon. Doctorat en neurosciences.

2018
Les travaux communs des deux chercheurs, qui se sont rencontrés à l’EPFL, permettent à trois patients souffrant d’une rupture de la moelle épinière de marcher à nouveau.

2019
Fondation de NeuroRestore, codirigé par les deux chercheurs, et soutenu notamment par la fondation de la famille Borel, Defitech.