Dans la salle de conférences feutrée de la Fédération des entreprises romandes (FER) à Genève, les intervenants du Web3Connect, événement qui a eu lieu mi-septembre, font cliqueter leur «cryptowallet» ou portefeuille numérique. Wecan Group, à l’origine d’une messagerie web3 sécurisée pour les ultra-riches, lance ce jour-là en direct le Wecan token, un jeton numérique à utiliser dans les 16 hôtels du groupe Michel Reybier. Parmi les intervenants, le président du conseil d’administration de Dubit, Jean-Charles Capelli. L’homme aux cheveux multicolores génère des milliards en vendant des accessoires pour avatars et s’est associé à Fortnite.
Dans la salle, on note la présence d’un bon tiers de femmes. «Cette présence féminine, c’est le résultat de notre travail avec le WIW3 (Women in Web3). J’ai acheté mes premiers bitcoins sur un wallet digital avec Alexis Roussel, fondateur d’Origyn et de NYM. Je suis issue de la finance traditionnelle, mais ce qui m’attire dans le web3 et les cryptos, c’est la philosophie qu’il y a derrière. D’ailleurs, on ne dit plus crypto, c’est devenu un gros mot, mais asset digital», glisse Géraldine Monchau de Criptonite Asset Management.
Alors, concrètement, qu’est-ce que le web3? «Il y a eu le web1 dans lequel on pouvait lire du contenu, puis le web2 qui permet d’écrire et d’échanger des photos ou des vidéos. Le web3 va plus loin, car vous possédez ces contenus et pouvez décider de les transférer de manière traçable et infalsifiable grâce à la blockchain», résume Stefan Schwitter, membre de l’exécutif de Crypto Finance Group. En un mot, on reprend le pouvoir de ses données, jusqu’ici utilisées par les GAFAM. L’utilisateur pourra ainsi sortir des bulles algorithmiques du web2 qui l’enferment dans un contenu qu’il est censé apprécier.
«Avec le web3, vous possédez les contenus et pouvez décider de les transférer de manière traçable.»
Stefan Schwitter Crypto Finance Group
«Plus de 500 millions de données ont été volées sur Whats-App, rapportait Cybernews en février, et on peut y additionner les vols sur les autres réseaux sociaux tels que Meta, YouTube, LinkedIn, explique Vincent Pignon, CEO de Wecan Group. Le web3 permet de sécuriser vos échanges de manière simple. Par ailleurs, vous n’avez plus qu’une seule clé d’accès, celle de votre wallet. C’est mieux que 15 mots de passe.» Aujourd’hui, ce portefeuille reste associé aux cryptomonnaies et aux NFT, mais avec le développement du web3, on y stockera des contrats d’assurance, des données médicales, des diplômes ou encore des actes de propriété.
«Avec le web3, tout est enregistré sur la blockchain et cela ne peut être ni modifié ni supprimé», poursuit Fabio Bonfiglio, CTO chez Bochsler Consulting et chargé de cours à la HEG Neuchâtel. Une traçabilité qui intéresse les horlogers, les négociants d’or et de matières premières à forte valeur, les créateurs de contenus protégés légaux ou artistiques, la police financière…
On peut donc échanger davantage que des cryptomonnaies. Cette technologie infalsifiable permet d’automatiser et d’exécuter des transactions de plusieurs types en toute transparence. On appelle ça des échanges décentralisés (DEX). Gérer les ressources d’énergie d’un bâtiment ou la redistribution des loyers entre plusieurs propriétaires, tout comme débloquer le paiement d’une assurance automatiquement lorsque les conditions sont remplies deviendra possible.
Par ailleurs, la décentralisation est au cœur du mécanisme, puisque le web3 est conçu pour appartenir à tous de manière démocratique. Il n’y a plus d’Etat, de GAFAM ou de banque qui décide pour l’utilisateur ou limite son champ d’action. On parle alors de DAO (Decentralised Autonomous Organisation), un levier d’action important. Cette organisation regroupe virtuellement tous ceux qui ont un token. Ils peuvent, grâce au jeton, voter comme un actionnaire d’un conseil d’administration d’une entreprise, d’où qu’ils soient.
Quels usages pratiques?
1. Transfert immédiat et commission réduite. «Le web3 permet d’échanger des valeurs financières, de la propriété intellectuelle, de l’art, de la musique, cela en toute sécurité et avec un gain de temps inégalé. On va par exemple transférer des bitcoins ou des stable coins en une fraction de seconde, ce qui n’est pas possible avec la technologie bancaire traditionnelle», précise Jan Brzezek, le CEO de Crypto Finance Group.
Cette rapidité est utile pour les traders ainsi que pour les pays avec une monnaie volatile. Par exemple, si votre partenaire économique est Turc, soit il accepte de vous payer en francs suisses et prend le risque de la dévaluation à sa charge, soit vous acceptez les livres turques et c’est l’inverse. En payant en stable coins, vous évitez ce risque, le transfert est quasi instantané et vous ne multipliez pas les commissions. De la finance en accéléré.
Même intérêt dans l’import-export. «Les barrières administratives pour l’envoi de marchandises sont nombreuses, avec une série de taxes d’assurance et de douane. Gérer cette logistique dans le web3, de manière décentralisée, serait l’équivalent de l’arrivée du chemin de fer à l’époque, image Fabio Bonfiglio. Tout serait accéléré et facilité.»
2. Partage d’un asset immobilier. Aux Etats-Unis, un lotissement de 300 immeubles a été vendu l’an dernier de manière fractionnée via le web3. «Les contrats de propriété, la gestion des revenus, le règlement des locataires, tout est disponible et enregistré dans la blockchain», résume Arnaud Salomon, fondateur de Mt Pelerin qui a accompagné le projet de gestion immobilière outre-Atlantique. Sa start-up déploie notamment une application web3 grâce à laquelle vous êtes votre propre banquier.
3. Traçabilité des donations. Les ONG à la recherche de capitaux et de traçabilité se sont ouvertes au web3. L’Unicef lançait en 2019 un fonds crypto. L’Association Sœur Emmanuelle, la Croix-Rouge suisse, ainsi que la lutte contre le cancer acceptent aussi les dons en crypto, accédant à des donations à une échelle planétaire. «C’est une opportunité de création de valeur pour les causes humanitaires, appuie Elodie Jallet, fondatrice de We are Digital Collective et présidente de NFT Swiss Association. Il faut former les gens au web3, car c’est une approche collective utile à tous. La Suisse accumule un certain retard par les utilisateurs, tandis qu’aux Etats-Unis il y a longtemps que les cryptomonnaies ne sont plus considérées comme de la monnaie de singe mais un moyen d’agir de manière globale.»
4. Protection des échanges. L’hôtel La Réserve à Genève, tout comme plus de 100 sociétés financières, utilise désormais la technologie du web3 pour les messages privés avec la clientèle. «La solution Wecan Connect, souvent décrite comme le WhatsApp des clients privés, a pour but de sécuriser les communications de nos collaborateurs avec nos clients et de stocker les données de manière sûre», explique Michel Reybier, témoignant sur le site internet de Wecan.
5. Souveraineté digitale. Les marques inondent le web2 de publicités et ciblent les profils. Avec une application du web3 telle que Brave, vous retrouvez une souveraineté numérique. «Le moteur de recherche ne collecte pas vos données. De plus, vous avez la possibilité de choisir de voir la pub et si vous le faites, vous êtes rémunéré en jetons (BAT, basic attention token), échangeables contre des cryptos ou des cadeaux», explique Fernando Soares de Quantum Agency. Cela change les rapports de force avec la plateforme, en particulier pour les créateurs de contenus et les influenceurs qui posséderont leurs contenus. Le web3 offre de belles perspectives et est nourri d’idéaux louables, mais la technologie peine à être adoptée par le plus grand nombre. Il a fallu vingt ans pour démocratiser l’e-mail, rappellent certains. Sébastien Dessimoz, cofondateur de Taurus, se montre plus inquiet: «La technologie est en place aujourd’hui, mais si elle ne rencontre pas son public, elle perdra tout son potentiel de devenir le web de tout le monde et non de grands groupes.» Le risque existe bel et bien que des groupes financiers prennent le pouvoir du web3, ruinant la philosophie première de cette évolution d’internet.
1128 entreprises
C’est le nombre d’entreprises crypto et web3 en Suisse en 2022, dont 14 licornes. Cela représente près de 6000 emplois directs. En 2017, elles étaient 300, selon CVVC (Crypto Valley Venture Capital). Les 50 plus importantes entreprises de la Crypto Valley suisse valent ensemble 185 milliards de dollars.
35% de croissance
Un millier de membres (individus et entreprises) sont affiliés à Crypto Valley Association. «Une majorité est à Zoug, mais Genève, Vaud et Neuchâtel sont aussi bien représentés, précise Jérôme Bailly, vice-président de l’association. On a enregistré une augmentation de 35% de cotisants entre 2022 et 2023, dont un bon tiers vient aussi de l’étranger.»