L’événement a fait grand bruit mi-septembre: lors de la dernière assemblée générale de Logitech, Daniel Borel, fondateur et plus important actionnaire individuel de l’entreprise, a annoncé publiquement son désaccord avec la stratégie présentée par la direction. Sans en avoir le pouvoir, il a demandé un changement de direction et le départ de Wendy Becker, présidente du conseil d’administration (CA), estimant sa gestion mauvaise.

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«Je suis effaré par le déni de réalité qu’ont montré la direction et la présidente ces dix-huit derniers mois. Fin mars 2022, Logitech avait vu ses ventes chuter de 20%, son profit opérationnel s’effondrer de 52%. Cela voulait dire que la société était en train de s’enfoncer dans une crise qui succédait à celle du coronavirus», expliquait-il au journal Le Temps après l’assemblée générale. 

Crises de gouvernance

«S’ouvrir ainsi aux médias, c’est un peu tirer sa dernière cartouche, dans l’espoir de pousser d’autres à demander une assemblée générale extraordinaire, analyse Dominique Freymond, administrateur de sociétés indépendant depuis plus de vingt-cinq ans et auteur d’un récent ouvrage sur la gouvernance*. Malheureusement, ce cas de figure a peu de chances de réussir. Il illustre surtout une rupture de dialogue.»

Pour l’expert, qui a participé à des conseils d’administration de grands groupes comme La Poste ou Allianz ainsi qu’à ceux de PME ou de start-up, ce type de crise est inévitable. «Les risques de divergences sont sans doute plus fréquents au sein d’entreprises cotées en bourse, avec par exemple l’arrivée d’actionnaires activistes par appât du gain, mais ils surviennent aussi au sein de PME familiales. Il peut y avoir de grandes différences de situation pour un chef d’entreprise propriétaire unique et une troisième génération d’héritiers actionnaires de la même société. Idem dans une start-up avec plusieurs fondateurs, dont la vision peut évoluer de manière distincte au cours du temps.»

Ces désaccords peuvent être liés à des questions financières, par exemple concernant de nouveaux investissements, une opération de fusion-acquisition ou l’entrée dans un nouveau marché. Autre situation fréquente: des divergences en matière de gestion des risques, avec des actionnaires et/ou membres du CA qui peuvent avoir une grande aversion aux risques, au contraire des dirigeants.

«J’ai eu l’occasion de présider le CA d’une société informatique dont un fonds d’investissement possédait la majorité des actions, explique Dominique Freymond. Lorsque les dirigeants ont voulu lancer une société fille spécialisée dans les technologies cloud, l’actionnaire principal a mis son veto et annoncé sa volonté de se retirer. Cela a créé une situation difficile, que la société a heureusement pu surmonter, sa nouvelle stratégie cloud ayant finalement été couverte de succès.»

Désaccords financiers

Il y a aussi les conflits d’ego ou des situations exceptionnelles extérieures, comme la crise sanitaire, qui peuvent conduire à des prises de décision difficiles. Enfin, il existe les différends concernant la politique en matière de rémunération, certains actionnaires préférant un dividende régulier tandis que d’autres misent plutôt sur une augmentation de la valeur des actions.

Dominique Freymond cite l’exemple d’une entreprise en mains familiales dont les actionnaires attendaient chaque année un dividende important, pour vivre et payer leurs impôts. «Une année, l’entreprise n’affichant pas de bons résultats, il a fallu communiquer qu’il n’y aurait pas de dividende.» Dans un premier temps, certains membres de la famille ont alors réagi de manière virulente, disant que ce n’était pas possible, qu’il fallait une solution coûte que coûte. «Dans ce cas, l’entreprise aurait pu procéder à la vente de certains actifs, comme un bien immobilier, au risque de péjorer son avenir. Cela a obligé le président du CA à mener une négociation compliquée avec la famille actionnaire, qui s’est finalement rangée à sa recommandation.»

Le designer et entrepreneur vaudois Nicolas Frey a lui aussi vécu une situation de crise avec les actionnaires de la société Dahu, qu’il a fondée en 2011. Celle-ci se lance durant l’hiver 2013 avec un produit inédit: une chaussure de ski dotée d’un chausson indépendant, que l’on peut utiliser pour faire ses courses ou conduire confortablement, avant de repartir sur les pistes. Le produit remporte plusieurs prix de design prestigieux (Red Dot Award, Compasso d’Oro), mais les ventes ne suivent pas. «Malheureusement, il nous manquait les ressources pour implémenter la stratégie marketing nécessaire. Il faut dire que nous avons dû courir derrière l’argent dès le premier jour.»

En 2017, trois hommes issus du milieu du négoce de matières premières investissent 3 millions de francs dans la société. Une arrivée d’argent qui renfloue les caisses mais modifie rapidement la dynamique au sein de l’entreprise. «Après s’être mis d’accord avec un actionnaire existant, ce trio a réussi à se retrouver majoritaire au sein du conseil d’administration. Je me suis vu ostracisé, j’ai subi une nouvelle stratégie basée sur un positionnement luxe du produit, avant de voir mon directeur des ventes être promu directeur général malgré ses résultats catastrophiques.»

Début 2019, l’entrepreneur se voit poussé vers la sortie. Dans la foulée, le conseil d’administration dépose une demande de sursis concordataire, avant que les actifs de Dahu soient repris par une nouvelle société, fondée par les quatre principaux actionnaires de Dahu. Outre Nicolas Frey, une quarantaine de petits actionnaires se retrouvent lésés par la situation. Une procédure est en cours devant la justice fribourgeoise pour détournement de l’institution du sursis concordataire, gestion déloyale et escroquerie.

Les start-up aussi concernées

Ce que Nicolas Frey retient de cette expérience? «Pour une start-up, il est essentiel de mettre en place une stratégie de gestion de la dilution, de manière à conserver le contrôle de sa société le plus longtemps possible.» Il existe différents outils et mécanismes utiles à ce propos. «On peut par exemple découpler le droit patrimonial et le droit de vote, pour éviter que des investisseurs siègent au sein du conseil d’administration sans apporter la moindre expertise.» Une situation qui prévaut malheureusement trop souvent en Suisse, déplore l’entrepreneur, qui depuis a lancé Bad Design by Dad, un studio de design à Lausanne. Ces dispositions demandent cependant de faire appel à des conseillers avisés, par exemple un cabinet d’avocat rompu à l’exercice des levées de fonds.

Fin octobre, Logitech a annoncé la nomination de la Néerlandaise Hanneke Faber au poste de directrice, qui a pris ses fonctions le 1er décembre. Il s’agit d’ailleurs de la première femme à occuper une telle position dans une entreprise du Swiss Market Index (SMI), qui regroupe les 20 plus importantes capitalisations boursières. Une décision saluée par Daniel Borel.

*«Gouvernance d’entreprise – L’envers du décor en 100 anecdotes», Dominique Alain Freymond, Editions Château & Attinger.

Conseils pour déjouer les conflits

Rédiger un pacte d’actionnaire solide 
Etablir une convention d’actionnaire est un outil essentiel pour éviter les disputes entre les différents partenaires d’une société. «Il s’agit de bien définir les droits de vote et le nombre de sièges au sein du conseil d’administration», précise l’entrepreneur Nicolas Frey.

Communication transparente 
Garder une communication ouverte avec les actionnaires, en partageant régulièrement des informations sur la stratégie, les performances et les défis de l’entreprise. «Parler suffisamment tôt, par exemple d’un défaut de liquidités, peut aider à trouver des solutions. D’autant plus qu’il existe aujourd’hui quantité d’outils permettant d’automatiser la transmission des données utiles.»

Connaître ses actionnaires 
Il est essentiel de savoir précisément qui possède le pouvoir et quelles sont leurs attentes dans le temps. «Je suis parfois frappé par la méconnaissance dont font preuve certains dirigeants d’entreprise vis-à-vis de leurs actionnaires», remarque Dominique Freymond.

Prévenir plutôt que guérir 
Identifier les signes avant-coureurs de désaccords potentiels pour agir suffisamment tôt pour résoudre les conflits avant qu’ils ne s’enveniment. «C’est là qu’entre en jeu la présence d’un président ou d’un membre du conseil d’administration qui a la capacité de percevoir les signaux d’alerte et de développer un dialogue constructif.»