Elle accepte volontiers le qualificatif d’«intrapreneuse». A la tête de Migros Online, Katrin Tschannen dirige une entreprise qui conserve, au sein de la galaxie Migros, une belle marge de manœuvre. Il faut, pour rester concurrentiel sur le marché impitoyable du commerce en ligne, innover sans cesse et donc pouvoir se mouvoir rapidement. Et c’est peu dire que l’ingénieure de formation se sent à l’aise dans cet univers où elle peut conjuguer le meilleur de l’esprit start-up et les formidables capacités d’investissement du géant orange.
Avec près de 50% de parts de marché et un chiffre d’affaires de 345 millions de francs, le supermarché en ligne du groupe Migros reste le numéro un dans son créneau. Mais son principal rival se rapproche dangereusement. Pour rattraper son retard, le site Coop.ch a en effet adopté une stratégie particulièrement offensive. Par exemple, en offrant la gratuité de la livraison à domicile à partir d’un panier d’achats de 200 francs. Ce qui n’est pas le cas de Migros Online, qui mise sur un système d’abonnement (effectif dès 99 francs d’achat). Si elle n’a pas à craindre l’arrivée de grands groupes étrangers comme Amazon, peu susceptibles de pénétrer le secteur alimentaire en Suisse, Katrin Tschannen doit toutefois encore atteindre l’objectif de la rentabilité.
250 000 clients réguliers
Livrer fruits, légumes, viandes, poissons, plats surgelés et produits laitiers à quelque 250 000 clients réguliers n’est en effet pas une mince affaire. Pour nous éclairer sur les défis logistiques de la vente en ligne de produits frais, Katrin Tschannen nous a invités dans l’un des trois centres de distribution de Migros Online, à Ecublens (VD), où se trouve aussi le siège de l’entreprise. Avant de commencer la visite, elle chausse des souliers à bouts renforcés et nous demande de faire de même. Sécurité avant tout.
Diplômée de l’EPFZ, Katrin Tschannen a commencé par un bachelor en science des matériaux avant de bifurquer sur le management de la technologie. Son premier emploi, c’est chez Migros qu’elle l’a décroché. Et elle qui s’imaginait plutôt dans la gestion des chaînes d’approvisionnement a très vite été mobilisée pour des projets de marketing. Notamment chez Micasa, où elle s’est attelée au repositionnement de l’entreprise face à Ikea, à Pfister et à l’autre marque d’ameublement du groupe, Interio. Elle y passe près de six années, une époque qui laisse chez cette passionnée de design et d’aménagement d’intérieur un souvenir lumineux. Un poste dans lequel cette native du Seeland améliore aussi son français, qu’elle parle avec aisance.
Parenthèse hors Migros
A la naissance de ses jumeaux, âgés aujourd’hui de 11 ans, elle décide de travailler à 80%. Elle quitte donc le groupe pour une société de conseil, ce qui lui permet plus de souplesse dans son organisation familiale et contribue à élargir son champ d’expériences à d’autres secteurs. «J’ai aussi constaté, confie-t-elle, que l’herbe n’était pas plus verte ailleurs.» Après cette parenthèse hors Migros, elle rejoint Digitec Galaxus, numéro un de l’e-commerce en Suisse et propriété du groupe. Elle y apprendra toutes les ficelles de la vente en ligne et du management agile. Ainsi, quand le poste de CEO du site qui s’appelle encore LeShop est mis au concours, en 2019, elle présente le profil hybride idéal: à la fois geek familière des derniers développements de la tech et cadre maison nourrie de l’héritage Duttweiler. «Je me suis toujours considérée comme une ‘Migros Kind’.»
Mais retour dans les coulisses de Migros Online pour la visite. Le verbe clair et direct, Katrin Tschannen ponctue régulièrement ses réponses d’un éclat de rire joyeux. Dans l’alimentation, l’online ne représente actuellement que 3% du chiffre d’affaires total des supermarchés Migros, explique-t-elle. Et dans dix ans? «Allez, je me lance: nous devrions atteindre 10%.» Parce que si, dans l’électronique et l’informatique grand public, le ratio est déjà de près de 50%, les produits frais continuent de présenter un degré bien supérieur de difficulté dans le stockage, la manutention et la distribution. N’empêche, la CEO est persuadée que les habitudes de consommation vont encore évoluer. «Il y a quelques années, personne ne pensait que les ventes de vêtements sur le web allaient se développer aussi rapidement.»
Une véritable tour de Babel
Entre deux explications et tout en poursuivant nos déambulations dans l’entrepôt, Katrin Tschannen sonde les équipes. Plus d’une centaine de personnes, dans différents espaces plus ou moins réfrigérés, préparent les paniers des clients, poussant un caddie, un petit ordinateur au poignet où s’affichent les listes de commandes. Une véritable tour de Babel où se côtoient des magasiniers de toutes origines. Comme ses concurrents, Migros Online est confrontée à une pénurie de main-d’œuvre pour ce type de tâches peu qualifiées, comme d’ailleurs pour le développement de ses systèmes informatiques ou de son application d’achat, encore et toujours la plus populaire en Suisse.
De la culture d’entreprise héritée de LeShop, Katrin Tschannen et son équipe ont gardé le caractère quasi familial. Et même si Migros Online compte désormais près de 900 collaborateurs, on continue de s’appeler par son prénom. «Avant de lancer le rebranding de l’entreprise, explique-t-elle, nous avons lancé un sondage pour bien comprendre quelles étaient les valeurs auxquelles les collaborateurs étaient le plus attachés.»
Une opération de gestion du changement couronnée de succès, comme en témoigne Stéphane Pillonel, un vétéran de LeShop, responsable de ce qu’on appelle le «category management», arrivé dans l’entreprise en 2004 déjà. «Notre mode d’organisation a certes dû évoluer avec la croissance de nos ventes et donc celle de l’entreprise, mais l’esprit des débuts n’a pas disparu pour autant.» Entre 2019 et 2024, le chiffre d’affaires de Migros Online a en effet doublé. Une augmentation due à la pandémie de covid et à son impact sur les habitudes d’achat, mais aussi à un phénomène de rattrapage outre-Sarine où la marque LeShop restait confidentielle.
Des investissements en centaines de millions
Pour répondre à une demande qui ne se tassera pas de sitôt, le groupe Migros va investir plus de 100 millions de francs dans un centre de distribution hyper-moderne, à Regensdorf (ZH), qui devrait être mis en service d’ici à deux ans. Une somme comparable sera investie ici même, à Ecublens, pour desservir la Suisse romande. Inauguration entre 2029 et 2030. L’automatisation de l’entrepôt permettra de gagner en efficacité et en rapidité. Les clients qui commanderont avant midi devraient pouvoir être livrés le jour même, en début de soirée au plus tard. Mais pour les produits frais, les robots ne remplaceront jamais complètement les humains. Et il faudra de toute façon embaucher pour suivre l’augmentation programmée des ventes. L’e-commerce restera pour longtemps encore créateur d’emplois.
On demande à Katrin Tschannen si, adolescente, elle s’imaginait à la tête d’une entreprise de plusieurs centaines d’employés. En aucun cas, assure-t-elle, son rêve était de devenir astronaute. Comme Claude Nicollier, à qui elle voue une admiration sans borne. Mais, à 18 ans, il a fallu se rendre à l’évidence. Sa myopie lui interdisait l’accès à la formation de pilote militaire de l’armée suisse, passage obligé pour faire carrière au sein de l’Agence spatiale européenne. Elle n’envisageait pas non plus de reprendre la ferme familiale, mise en régie après le décès de son père alors qu’elle avait 9 ans. Une exploitation de taille moyenne, située à Matzwil, près d’Aarberg (BE), comme il en existait encore beaucoup dans les années 1980.
«Avec les membres de la famille et les ouvriers agricoles, nous étions souvent plus de dix à table. Une ambiance pleine de vie. Enfant, je participais aux travaux de la ferme, je tamponnais les œufs, je plantais les pommes de terre… Mais dès que je pouvais, je me réfugiais dans ma chambre pour lire.» Elle comprend les frustrations actuelles des agriculteurs et la difficulté, pour beaucoup d’entre eux, de vivre dignement de ce métier. Il faudrait bien sûr pouvoir augmenter les marges consenties par les intermédiaires et la grande distribution. Mais elle s’avoue bien démunie pour dessiner le chemin à suivre. «L’agriculture est en pleine mutation, dit-elle, et le statu quo n’est en tout cas pas une option.»
De son poste, elle est en revanche bien placée pour observer les comportements de consommation des Suisses. Par exemple, leur attachement au cash – près de 50% des achats chez Migros se font encore en espèces. L’application SubitoGo, qui permet aux clients de faire leurs courses et de s’en aller sans passer par une caisse ou le self-checkout? Seuls 2% des détenteurs de la carte Cumulus y ont recours. L’intelligence artificielle? Elle offre des outils puissants pour la gestion des commandes et l’expérience client. «Mais la protection de la sphère privée et l’anonymat des données n’en restent pas moins une priorité absolue», insiste-t-elle.
Assortiment moins généraliste
Le changement de nom et l’abandon de la marque LeShop sont aussi allés de pair avec des modifications assez importantes de l’assortiment du supermarché en ligne. Moins généraliste, Migros Online a renforcé l’offre des marques maison et, si la nouvelle plateforme a reçu des organes compétents la permission de poursuivre avec la vente d’alcool, elle a dû en revanche renoncer au tabac. Prisée par les familles, et donc tournée assez naturellement vers les segments plus jeunes et moins traditionnels de la clientèle Migros, la plateforme permet aussi de promouvoir et de tester facilement de nouveaux produits. Et ce n’est pas un hasard si CoffeeB et ses boules de café, lancés pour faire concurrence aux capsules Nespresso, ont nettement plus de succès en ligne qu’en magasin.
Jusqu’ici, les grandes réformes en cours au sein du groupe Migros n’ont pas eu d’impacts concrets sur Migros Online. Mais pour Katrin Tschannen, elles devraient avoir assez rapidement une influence positive sur l’image du groupe en général. La modernisation des supermarchés, la concentration sur le cœur de métier, des processus simplifiés et des coûts mieux maîtrisés; tout ça ne peut que bénéficier à l’offre de Migros Online, qui se positionne comme un partenaire des magasins stationnaires et non comme un concurrent.
Deux femmes à la direction
Sensible aux questions de diversité et de parité des genres, Katrin Tschannen espère aussi que les efforts lancés sous l’ère du Neuchâtelois Fabrice Zumbrunnen – le patron du groupe jusqu’en mai dernier – pour féminiser les instances dirigeantes du géant orange vont se poursuivre. «En 2017, à mon retour dans le groupe, il n’y avait pratiquement que des hommes à la tête des différentes entreprises Migros.» Aujourd’hui, sur les six membres de la direction générale de la Fédération des coopératives Migros, deux sont des femmes. Dont la responsable des finances. Katrin Tschannen elle-même est un exemple de l’évolution du top management. Sans oublier la présidente du conseil d’administration, Ursula Nold. Mais sur les dix coopératives régionales, seule celle de Bâle est dirigée par une femme. La marge de progression reste importante.
Et comment Katrin Tschannen a-t-elle géré l’équilibre entre carrière et vie familiale? En partageant les tâches avec son mari, directeur d’école secondaire, qui, lui aussi, a réduit son temps de travail à la naissance des jumeaux, nous raconte-t-elle, à la fin de la visite, assise dans la cafétéria de l’entreprise. Et en s’adonnant à la pratique du sport: vélo, jogging, randonnée, natation… Et en l’enseignant: Katrin Tschannen vient de passer son brevet de monitrice de ski Jeunesse & Sport.
«J’étais évidemment la plus âgée du cours», dit-elle, avec une pointe d’autodérision. Le couple et ses enfants se rendent d’ailleurs régulièrement à Flims, où la famille possède un appartement – Monsieur est originaire des Grisons. «Nous y allons en train, nous avons renoncé à notre voiture il y a deux ans. Nous n’en pouvions plus des bouchons du dimanche soir sur le chemin du retour vers Zurich.» Et dans un nouvel éclat de rire: «Nous menons une vie déjà assez chargée sans nous imposer encore un stress inutile.»
1980
Naissance à Matzwil (BE), dans une famille d’agriculteurs de quatre enfants.
2005
Master en management de la technologie à l’EPFZ. Entre chez Migros l’année suivante comme cheffe de projet.
2008
Recrutée par Micasa, dont elle sera membre de la direction.
2013
Naissance de ses jumeaux. Consultante pour la société Concreda.
2018
Retour au sein du groupe Migros chez Digitec Galaxus.
2020
Prend ses fonctions de CEO de Migros Online (alors encore LeShop).