Il a longtemps été adepte du management par objectifs, un fan des cockpits et des indicateurs en tous genres. Fondateur des magasins qui portent son nom, Marc-Etienne Berdoz s’est depuis converti aux principes de l’holacratie et d’une gestion horizontale de son entreprise. Le verbe «convertir» n’est d’ailleurs pas le terme approprié puisque, justement, l’entrepreneur se défend d’appliquer à la lettre le package habituellement vendu sous cette étiquette. «J’ai décliné à plusieurs reprises des invitations à en parler publiquement, précise-t-il. Nous nous inspirons certes des principes de l’holacratie, mais nous les avons mis en œuvre de manière pragmatique et en fonction de nos besoins particuliers.» Et d’envoyer une pique aux consultants qui en font une religion, le plus souvent à des fins de marketing.
Mais on ne passe pas d’une organisation hiérarchique à une gouvernance partagée du jour au lendemain, même pour une PME de 180 collaborateurs. Il ne faut pas sous-estimer les coûts humains et financiers d’un tel changement, insiste Marc-Etienne Berdoz. D’autant plus que la fin du taux plancher, début 2015, et le tourisme d’achat qui s’est ensuivi lui ont encore compliqué la tâche. «Si je n’avais pas été l’actionnaire unique de l’entreprise, je me serais fait virer par le conseil d’administration.»
Organisation holacratique
Pour nous aider à comprendre sa mue holacratique, l’entrepreneur a invité Catherine Casteilla, l’opticienne responsable du magasin de Neuchâtel, à participer à l’interview. Elle a rejoint l’entreprise il y a une douzaine d’années et vécu la période où les objectifs de ventes étaient encore fixés de manière directive, sans transparence aucune sur les comptes d’exploitation de l’entreprise. Un fonctionnement «top down» peu motivant. «Dans notre nouvelle configuration, l’exigence de résultats demeure, observe-t-elle, mais nous avons désormais toute latitude pour trouver les moyens de les atteindre.»
L’entreprise est désormais organisée en clusters au sein desquels les collaborateurs ont des responsabilités définies en fonction de leurs compétences techniques et commerciales. Et des lignes de produits (lunettes optiques, verres de contact, lunettes de soleil…). Depuis 2008, la marque est aussi active dans le domaine des aides auditives – l’entreprise a été rebaptisée Berdoz Vision & Audition il y a quelques années. Ce nouveau secteur d’activité, qui exige des compétences différentes de celles des opticiens, est organisé dans un pôle d’expertise spécifique. Nous y reviendrons.
Outre leurs activités métiers, les responsables de magasin se doivent d’avoir une vision d’ensemble et de coacher les huit à dix collaborateurs de chacune des 20 enseignes – le groupe a récemment repris quatre magasins supplémentaires outre-Sarine sous la marque Orsena. «Nous avons en quelque sorte inversé la pyramide taylorienne.» Ce qui a entraîné le départ de plusieurs membres de la direction de l’entreprise. «Un grand moment de solitude», se souvient Marc-Etienne Berdoz, mi-figue, mi-raisin. Un parmi d’autres dans une vie d’entrepreneur mouvementée commencée en 1984 déjà.
Des débuts mouvementés
«J’ai ouvert mon premier magasin à 20 ans et je n’étais pas majeur au moment de signer le bail à loyer.» C’est Berdoz père, alors à la tête d’une petite entreprise de peinture en bâtiment, qui joue les prête-noms. D’emblée, le jeune opticien se positionne comme l’empêcheur de tourner en rond sur un marché alors cartellisé. Pour faire baisser des prix outrageusement élevés, Marc-Etienne Berdoz décide de se fournir à l’étranger. Ce qui lui vaut de virulentes attaques de l’entier de la branche. Le jeune homme ne se laisse pas intimider. Au contraire, il contre-attaque et brandit la menace de saisir la Commission de la concurrence (anciennement la Commission des cartels).
«Une décision courageuse», se rappelle son frère Patrick Berdoz, serial entrepreneur, notamment cofondateur des montres HYT et de la société Preciflex, qui a fait parler d’elle au récent salon horloger Watches & Wonders. Et d’évoquer, à la fois amusé et admiratif, l’extrême précocité commerciale de son cadet: «Les kiosques de notre quartier ne vendaient pas de pétards chinois, il s’est donc arrangé pour en «importer» et monter un petit business. Il avait 8 ou 9 ans!» Il enchaîne sur la complicité qui le lie à Marc-Etienne, de quatre ans son cadet. Dans les hauts et les bas inhérents à une vie d’entrepreneur, ils ont toujours été présents l’un pour l’autre quand cela s’avérait nécessaire. On apprend dans la foulée que les deux frères partagent la même passion pour le ski et le vélo de route: «Que ce soit sur les pistes ou dans la descente d’un col, il a tendance à foncer comme un dingue, lui d’habitude si réfléchi.»
Après avoir chahuté la corporation des opticiens suisses, Marc-Etienne Berdoz doit, dès la fin des années 1980, faire face aux grandes chaînes attirées par un marché désormais plus ouvert. En plus du national de l’étape, l’entreprise Visilab, qui n’a pas encore été rachetée par le géant de la lunetterie EssilorLuxottica, Marc-Etienne est désormais en concurrence avec les enseignes françaises (Optic 2000, Afflelou Grand Optical…) et avec l’allemande Fielmann. Il tente alors une coûteuse expansion outre-Sarine avec le soutien du groupe japonais Paris Miki. Acculé financièrement, il manque de peu de perdre le contrôle de son entreprise en 2002, tire les leçons de ce revers. Et se recentre avec succès sur la Suisse romande.
Son ambition de démocratiser l’achat de lunettes n’a pas faibli pour autant. S’il s’impose de pratiquer des prix 20% plus bas que la concurrence, il souligne aussi l’importance d’une approche qui joue sur la proximité et la personnalisation. L’examen de la vue, la production des verres et leur assemblage avec les montures, les réglages qui s’ensuivent, le service après-vente… un enchaînement complexe d’opérations qui explique d’ailleurs la stagnation des ventes en ligne. «Il est plus difficile de vendre des lunettes que des médicaments», répète volontiers l’opticien. Indispensables à une bonne santé visuelle, les lunettes sont aussi des accessoires de mode. «Nous proposons systématiquement à nos clients des produits d’entrée de gamme, une question de cohérence et d’éthique. Ce qui n’exclut pas une offre haut de gamme.» Le jour de l’interview, Marc-Etienne Berdoz arbore une paire de la marque Masunaga. «Le caractère familial de cette entreprise japonaise me parle tout particulièrement.» Catherine Casteilla, la responsable du magasin de Neuchâtel, porte, elle, des lunettes de la designer française Nathalie Blanc.
Transformation en profondeur de Berdoz Vision & Audition
Mais revenons à l’holacratie et au facteur déclencheur de la transformation de Berdoz Vision & Audition. L’entrepreneur parle d’un cocktail de réflexions philosophiques, presque spirituelles, et de considérations économiques. Quelques années après son aventure alémanique, alors qu’il a redressé la barre, Marc-Etienne Berdoz, son épouse et leurs deux fils s’installent pendant deux ans en Grande-Bretagne. L’entrepreneur gère ses affaires par Skype et ne passe que quatre jours par mois en Suisse. Cette prise de distance l’incite à s’interroger sur son entreprise. Un taux de rotation élevé de ses collaborateurs constitue un premier signal d’alarme.
A cette même époque, lors d’une rencontre avec d’autres chefs d’entreprise, Marc-Etienne Berdoz essuie une remarque qui renforce encore ses doutes. «J’avais préparé une belle présentation sur le management par objectifs. Au moment des questions, un collègue s’est étonné que ce type de gestion se pratique encore. La douche froide!» L’installation d’un nouveau système informatique, fort coûteuse, et la crise qui s’est ensuivie font le reste. «Ce changement d’outil était source de souffrance dans les équipes. Nous allions dans le mur si je ne faisais rien. Il fallait aussi répondre aux aspirations de la génération montante. La plupart des jeunes entretiennent vis-à-vis du monde du travail un rapport très différent du nôtre.» Grand lecteur, le chef d’entreprise mentionne enfin l’influence de l’éminent psychiatre Viktor Emil Frankl, auteur de l’ouvrage Nos raisons de vivre. «Je m’apprêtais à passer le cap de la cinquantaine, observe-t-il, avec les interrogations existentielles qui vont avec.»
«Ils ont pensé que j’avais fumé la moquette. Personne ne m’attendait sur ce terrain.»
En mettant à plat le fonctionnement, mais aussi les valeurs, de l’entreprise, Marc-Etienne Berdoz suscite chez ses collaborateurs la plus profonde incrédulité. Son nouveau mantra: le profit n’est pas la seule mesure du succès, les résultats financiers dépendent de toute façon de facteurs humains… «Ils ont pensé que j’avais fumé la moquette, résume-t-il. Personne ne m’attendait sur ce terrain.» On connaît la suite: le départ des cadres supérieurs, la redéfinition des tâches, le partage de l’information et la mise en place des processus qui le rendent possible. Un sacré travail pour les ressources humaines (RH), direz-vous? Précisément, il n’y a plus désormais, chez Berdoz Vision & Audition, ni département ni chef(fe) des RH. Dans cette organisation horizontale et participative, cette fonction est redistribuée dans les 24 points de vente avec l’appui toujours possible d’un coach extérieur au magasin.
La rétention et la motivation des collaborateurs restent, en période de pénurie de main-d’œuvre, LE défi chez les opticiens comme dans la plupart des secteurs d’activité. L’arrivée de Misenso, l’enseigne lunettes et aides auditives de Migros, a encore exacerbé les tensions, celle-ci offrant des conditions salariales supérieures à celles du marché. Une offensive qui s’est soldée jusqu’ici par des résultats plutôt mitigés. Parler problèmes de vue et d’ouïe à quelques mètres du rayon électroménager ou de la boucherie se heurte à d’évidents obstacles psychologiques. Beaucoup des mercenaires débauchés par le géant orange l’ont depuis quitté.
L’an passé, la chaîne Berdoz Vision & Audition a enregistré un chiffre d’affaires de 24,5 millions de francs. Le domaine des aides auditives représente environ 15% du total, mais il devrait enregistrer une croissance de 60 à 80% en 2024. L’une des explications: l’augmentation de la population en âge d’être appareillée. En prenant en compte son enseigne alémanique Orsena, l’ensemble du groupe projette de passer l’an prochain la barre des 30 millions de chiffre d’affaires.
Succession en marche
De manière générale, le domaine de l’audition se révèle plus complexe encore que celui de la vision. La baisse des capacités d’audition est associée au vieillissement et donc stigmatisante. La vente d’une aide auditive prend du temps, elle implique des contacts répétés avec un client qui met souvent longtemps à se décider. Les prix astronomiques (et les marges) pratiqués par une poignée de grosses entreprises (Sonova, Amplifon…) ainsi que le fait que les assurances complémentaires ne couvrent que très partiellement les frais occasionnés compliquent encore la donne. «Il faut avoir une véritable vocation pour vendre ce type d’appareils», constate Marc-Etienne Berdoz. L’audition représente aujourd’hui 15% du chiffre d’affaires total, mais enregistre une croissance spectaculaire.
Parce que le marché suisse reste attractif pour les géants de la branche et qu’il passe par une phase de verticalisation/concentration, l’entrepreneur a reçu ces dernières années plusieurs offres de rachat. «Ce qui m’a incité à réfléchir à ma succession», confie-t-il. Il a ainsi entamé une discussion avec ses deux fils, aujourd’hui âgés de 28 et 24 ans. L’aîné, Ilias Max, diplômé d’une haute école de gestion et d’une formation complémentaire en communication et en marketing digital au CREA, s’est d’emblée montré intéressé. Il travaille dans l’entreprise depuis deux ans. Le second, Tiber-Alexandre, formé à l’Ecole hôtelière de Glion, est actuellement employé dans une filiale du groupe LVMH. Il devrait la rejoindre prochainement. Mais avant de prendre les rênes, ils devront faire leurs preuves. Pour les épauler, Marc-Etienne Berdoz vient d’engager deux vétérans du monde des affaires qui leur serviront de mentors. Comme son épouse, psychologue, est elle aussi active dans l’entreprise, la composante familiale est devenue un trait distinctif de Berdoz Vision & Audition. Et exploité comme tel.
«Quant à moi, je vais prendre un peu de hauteur et me consacrer à des tâches plus stratégiques.» Dans un rôle de président du conseil d’administration? «Nous l’avons dissous il y a sept ans. Quand vous êtes l’actionnaire unique, cet organe perd de sa pertinence. Au final, vous êtes le seul à décider, alors que les administrateurs, eux, continuent d’assumer les responsabilités imposées par la loi. Voilà pourquoi je l’ai remplacé par un advisory board, qui m’apporte beaucoup.» Mais l’intelligence en action et les vrais artisans du succès, ce sont encore et toujours les collaborateurs de l’entreprise. Parole d’holacrate!
1964
Naissance à Lausanne. Il est le plus jeune des trois frères Berdoz, tous devenus entrepreneurs.
1984
Ouverture de son premier magasin d’optique, à Ecublens. Il n’a pas encore 20 ans.
2002
Renonce à une première tentative d’expansion en Suisse alémanique.
2008
Se lance sur le marché de l’audition.
2015
Entame la mue holacratique de son entreprise.
2024
Quarantième anniversaire de l’entreprise Berdoz Vision & Audition.