Politique ou économique, la gouvernance à la sauce helvétique est peu décortiquée par le monde académique, du moins à l’intention du grand public. Pourtant, le sujet intéresse manifestement les chercheurs romands en sciences sociales, qui sont plus d’une trentaine à avoir contribué à l’ouvrage intitulé C’est qui ton chef?!, paru en septembre 2023. Entretien avec le sociologue Ivan Sainsaulieu, qui consacre depuis vingt ans ses recherches au monde du travail et coauteur du livre avec Jean-Philippe Leresche, professeur en sciences politiques à l’Université de Lausanne.

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Un constat émane de votre ouvrage: la gouvernance économique a été profondément modifiée par la financiarisation et la globalisation de l’économie. Qu’en est-il aujourd’hui?

Jusqu’au début des années 1980, la Suisse des managers était la plus militarisée du monde: 50% des dirigeants économiques étaient des officiers! Les réseaux de proximité établis à l’armée, ainsi que dans l’univers du sport, étaient prépondérants. En se globalisant, le monde économique a cédé à une autre fascination, notamment celle des titres obtenus dans de prestigieuses écoles internationales. Le recrutement des cadres s’en est trouvé modifié en profondeur, en mettant du plomb dans l’aile au modèle traditionnel de promotion à l’ancienneté.

Vous consacrez un chapitre aux organisations patronales. Depuis 1990, les très grandes entreprises y sont moins représentées. En outre, les mandats y sont de plus courte durée, exercés par des personnalités peu connues. Les PME sont-elles dès lors avantagées?

Les grandes entreprises, actives sur les marchés internationaux, voient moins d’enjeu à être représentées dans ces organisations, parce que leurs marchés se sont déplacés vers l’extérieur, et que le politique joue un moindre rôle dans la gestion de leurs intérêts. Plus présentes, les PME n’y ont pas pour autant acquis plus de poids, et les grandes sociétés disposent toujours de multiples axes de lobbying. De façon globale, l’influence des grands patrons n’a jamais été aussi forte sur le monde politique, et c’est aussi le cas en Suisse. Même si c’est peut-être plus discret.

La question du genre est évidemment incontournable lorsqu’on s’attelle à définir la gouvernance en Suisse. Sur ce plan, on est en retard, malgré un sursaut à la fin des années 2000. Que faut-il pour relancer le mouvement?

A partir d’un certain niveau de responsabilité sociale, les entreprises sont plus enclines à se soucier de leur image, que ce soit en matière d’écologie, de genre, de famille, etc. Mais pour un changement en profondeur, il faut un mouvement social. La grève des femmes a joué un rôle incontestable en ce sens pour la gouvernance politique, avec une augmentation d’un tiers de la représentation féminine, liée également à la «vague verte». Mais en politique ou dans l’économie, plus on se rapproche des sommets, plus les changements sont lents à se produire. Cela dit, une gestion largement plus féminisée n’en est pas nécessairement totalement modifiée. Elle contribue, par contre, à tourner le dos à une certaine culture machiste.

Le chapitre consacré aux DRH souligne le flou affectant leur position, tiraillés qu’ils sont entre proximité avec les employés et responsabilité dans le conseil d’administration. Résultat, la profession «peine à se construire une doctrine cohérente malgré ses organisations professionnelles»…

Cadre ou employé en chef? Cette position à l’équilibre entre patronat et salariés est définie par le rapport de force entre les deux pôles. Or ce dernier est devenu défavorable aux salariés, notamment par la délocalisation de la production et l’étiolement de la syndicalisation. Se sont ensuivis une baisse des conditions sociales et un déplacement du poste de DRH vers la gouvernance. Cette dépendance à l’exécutif a énormément atténué leur rôle propre. Beaucoup d’entreprises, d’ailleurs, s’en passent.

Sociologiquement, je remarque aussi une différence entre les DRH d’extraction populaire et ceux issus de cursus élevés. Dans les banques, ils se sont tous préalablement «fait la main» dans des entreprises, à coups de plans sociaux menés jusqu’au bout… «Pour les licenciements, c’est plus facile d’être de droite», m’a dit un jour une femme en entretien individuel. Les «populaires», eux, confiaient avoir fortement tendance à somatiser après avoir procédé à un licenciement massif. Autre constat: une minorité de DRH sont détenteurs de connaissances scientifiques ou académiques avérées, et il y a de réelles lacunes au niveau de la formation, même si elles sont en voie d’être partiellement comblées.

Finalement, la discrétion médiatique de la notion de «chef» est-elle en soi révélatrice d’une conception bien helvétique de la gouvernance?

En Suisse, on ne tire guère de gloriole à commander. Mais le fait qu’il n’y ait pas de figure forte de chef comme en France, de lignée de personnalités allant de Napoléon à Macron, ne signifie pas qu’il n’y ait que la démocratie directe. On voit l’héritage d’une sorte de culture de l’autocensure et d’une «pesanteur morale» menant à intérioriser la hiérarchie et à évacuer la critique. Quitte à en subir des effets sur la santé: les burn-out sont ainsi proportionnellement plus nombreux qu’en France. Pour citer une des dernières provocations de Dürrenmatt: «La Suisse est une prison où les détenus sont leurs propres geôliers...»