Il revient de Dubaï où il s’est rendu à plusieurs reprises ces dernières années, bluffé par le dynamisme économique des Emirats arabes unis (EAU) et, plus récemment, par leur résilience aux événements climatiques extrêmes: «Nous y étions trois jours après le déluge qui s’est abattu sur la région ce printemps, raconte Patrick Barbey, le directeur d’Innovaud. Les rues avaient été nettoyées, les infrastructures fonctionnaient. Comme s’il ne s’était rien passé.»

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Les incursions de l’agence de promotion économique vaudoise dans le Golfe illustrent sa stratégie de diversification. Elles expliquent ses bons résultats alors que les investissements dans la tech reculent ailleurs en Europe. «Nous avons autant de demandes d’implantation qu’auparavant, mais elles prennent un peu plus de temps à se concrétiser.» Innovaud continue certes de prospecter aux Etats-Unis et en Chine, notamment au sein de la Greater Geneva Bern area (GGBa), qui mutualise les ressources des six cantons de Suisse occidentale. Mais elle s’efforce en parallèle de faire connaître le canton dans des pays moins courtisés.

Soutenir les 5000 PME existantes

Organisé pour neuf scale-up vaudoises autour du thème de la durabilité, ce voyage visait à aider les entreprises dans leurs projets d’expansion et à les faire profiter du réseau de contacts développé avec l’ambassade suisse à Abu Dhabi. Parmi les membres de ce groupe: Voltiris, qui couvre les serres maraîchères de panneaux solaires pour les transformer en microcentrales électriques; CleanGreens, pionnière de la culture de salades en aéroponie; Revizto, une entreprise spécialisée dans la technologie BIM (Building Information Modeling), déjà engagée dans de gros projets de génie civil et de construction dans les pays du Golfe.

Mais pour maintenir un tissu industriel vivace, insiste Patrick Barbey, il faut aussi soutenir les 5000 PME déjà existantes qui pèsent, prises ensemble, quelque 45 000 emplois. C’est l’objectif du programme INNdustry lancé par Innovaud en collaboration avec les dix régions et les huit technopôles du canton de Vaud. Objectifs: faire connaître et proposer les aides déjà existantes; développer de nouvelles offres adaptées aux besoins des sous-traitants et des PME de plus petite taille. D’ailleurs, la moitié des effectifs œuvre à l’international et l’autre moitié se concentre sur les soutiens régionaux à l’innovation, même si les synergies entre les deux niveaux d’intervention vont croissant.

Innovaud vise de plus à attirer au bord du Léman des fonds de capital-risque qui permettent aux entreprises les plus prometteuses de passer la vitesse supérieure. Un nouvel objectif que Patrick Barbey et son équipe se sont donné il y a quelques mois. On connaît la chanson: la Suisse fourmille d’innovations, les moyens existent désormais en suffisance pour financer le décollage des start-up. En revanche, quand il s’agit de lever des montants plus importants, le salut passe principalement par des investisseurs étrangers ou/et par une entrée en bourse, là encore hors de Suisse. Un premier fonds émirati s’apprête d’ailleurs à emménager dans l’Innovation Park de l’EPFL.

«La Suisse nourrit une scène de l’innovation parmi les plus dynamiques du monde, mais elle laisse les investisseurs étrangers en tirer les fruits financiers.»

 

«Il y a quelque chose d’absurde dans la retenue des caisses de pension et des investisseurs suisses, regrette Patrick Barbey. Grâce aux hautes écoles et à la pléthore d’aides early stage, la Suisse nourrit une scène de l’innovation parmi les plus dynamiques du monde, mais elle laisse les investisseurs étrangers en tirer les fruits financiers alors que ces mêmes sociétés ont fait la preuve de leur viabilité. Tant mieux pour eux, dommage pour nous!»

Pas moins de 35 paramètres d'évaluation

Et c’est sans parler de la perte de souveraineté technologique qui peut aller de pair. Assez unique, le modèle Innovaud ne cesse de se perfectionner. Un exemple à suivre. Patrick Barbey est d’ailleurs convaincu d’avoir le «meilleur job du monde», même s’il se garde d’utiliser cette expression. Ce n’est pas son genre, lui qui se distingue par sa discrétion, son calme, son écoute scrupuleuse des besoins des entreprises, toujours en évolution. Son système d’évaluation des écosystèmes concurrents (Boston, Singapour, Amsterdam, Irlande…) ne comprend pas moins de 35 paramètres. «Nous essayons de coupler une approche chiffrée (nombre d’emplois créés, levées de fonds…) avec une appréciation plus qualitative des nouvelles implantations de sociétés. Par exemple, leur impact sur l’économie et la société en termes de durabilité.»

«Parlez-lui de technologies et son regard s’allume», observe Yuliya Blaser, Head of Investment, chargée de la promotion économique exogène, quinze ans d’expérience dans l’accueil des entreprises étrangères, un «tempérament de troubleshooter» pour reprendre ses propres termes. Un profil complémentaire au très analytique Patrick Barbey, ingénieur de formation, toujours curieux des développements techniques les plus complexes. Avec la palette des secteurs couverts par les jeunes (et les moins jeunes) entreprises du canton, il est comblé, disons-le: sciences de la vie, IA, cybersécurité, aéronautique, spatial, agroalimentaire, micromécanique, horlogerie… La créativité des acteurs de l’écosystème vaudois ne connaît pas de limites.

Il faut se promener le long du «Hall of Fame» d’Innovaud, un couloir jouxtant l’entrée des bureaux de l’agence, où sont alignés les logos des sociétés implantées dans le canton, pour mieux comprendre cette diversité. On y trouve les poids lourds de la biotech et de la medtech comme Medtronic, Ferring, Incyte, mais aussi les 45 entreprises taguées du label Scale-up 2024, créatrices de 6700 emplois dans le monde dont 2800 dans le canton de Vaud. Parmi elles: Aeler et ses containers intelligents; la licorne Kandou, pionnière des connecteurs informatiques USB4; Onward, qui enchaîne les innovations ouvrant aux paraplégiques et aux tétraplégiques de nouvelles perspectives de vie; EH Group, à l’avant-garde de la révolution hydrogène avec sa nouvelle génération de piles à combustible…

Patrick Barbey, Innovaud

Patrick Barbey a passé son enfance et son adolescence dans la ferme familiale du Mont-Pélerin. 

© DR

Cette passion pour la technologie s’accompagne chez Patrick Barbey d’un penchant non moins dévorant pour la science-fiction, notamment pour l’œuvre de l’immense Iain M. Banks. Dans les dix ouvrages de la série The Culture publiés entre 1987 et 2012, l’écrivain écossais met en scène, dans un lointain avenir, une société post-pénurie anarchique, constituée d’humanoïdes et d’intelligences artificielles porteurs d’une civilisation hyper-avancée et pacifique. «Iain M. Banks a anticipé, il y a plus de trente ans déjà, la plupart de nos interrogations actuelles sur l’IA», s’émerveille le patron d’Innovaud. Vertigineux!

Avec le même appétit, Patrick Barbey a dévoré le dernier livre de Kim Stanley Robinson, The Ministry of the Future. Ce best-seller mondial s’ouvre sur la description d’une canicule apocalyptique survenue en Inde. Sur plusieurs centaines de pages, l’auteur esquisse les voies possibles pour inverser les dérèglements climatiques qui menacent l’humanité. Un livre qui se termine sur une note d’espoir. «Mais avec réalisme et de manière documentée, insiste-t-il, parce que basé sur de la science dure.» Ingénieur un jour, ingénieur toujours.

Ancré dans le pays de Vaud

La tête dans les galaxies et les époques les plus éloignées, Patrick Barbey reste toutefois ancré dans le pays de Vaud. Il a passé son enfance et son adolescence, jusqu’à la fin de ses études, dans une ferme au Mont-Pèlerin, à quelques centaines de mètres de l’Hôtel Mirador, un domaine dans la famille depuis 1726. Son père, cambiste chez Nestlé, se changeait dès son retour du bureau en fin d’après-midi pour entretenir ses forêts et bûcheronner. «J’ai passé des heures à couper du bois avec lui.» Hôtesse de l’air au début des années 1960 chez Swissair, sa mère, elle, ne se lassait pas d’évoquer l’époque glorieuse de la compagnie nationale en un florilège d’anecdotes. Comme ce commandant de bord qui ne décollait pas avant de s’être fait servir un double whisky. «Ses récits ont nourri la légende familiale et mon goût pour les voyages.»

Assez naturellement, Patrick Barbey, qui a survolé ses années de gymnase en filière scientifique avec facilité, choisit d’entrer à l’EPFL en physique après le bac. Premier revers, il découvre qu’il n’a pas le niveau pour poursuivre dans cette voie. Ce sera donc la Faculté d’électricité, option communication et informatique, puis un premier job chez Landis & Gyr, à Zoug, où il développe la première génération de compteurs électriques dits intelligents. «Nous pensions que ce type d’équipements allait se généraliser en un rien de temps. Plus de trente ans après, c’est encore loin d’être le cas. Les innovations, malgré leur évidente utilité, mettent parfois des lustres à s’imposer.»

Patrick Barbey

En Australie, lors d'un tour du monde. 

© DR

Bio express

Bio express
  • 1966 Naissance à Meyriez. Enfance et adolescence dans la ferme familiale au Mont-Pèlerin.
  • 1990 Master en électricité à l’EPFL. Premier job chez Landis & Gyr à Zoug.
  • 1995 Retour dans la région lémanique chez Texas Instrument, puis dans trois start-up dont il est le cofondateur. Rejoint les SIG en 2009.
  • 2012 Engagé pour diriger Innovaud, qui sera fusionnée huit ans plus tard avec le service du Développement économique vaudois (DEV), dont il prend la direction.
  • 2023 Lancement du programme SyNNergy, soutien de l’innovation collaborative des PME.

Après un bref passage dans l’informatique bancaire, Patrick Barbey entame sa période startuper. Il cofonde et assure la direction opérationnelle de la société Wavecall dans les télécoms. En tant que Chief Technology Officer (CTO), il rejoint ensuite la start-up lausannoise Mobile News Channel (MNC), un prestataire de services SMS à valeur ajoutée et, ultérieurement, d’applications pour les transports publics, rachetée par le géant Alcatel. «Nous avons subi l’éclatement de la bulle internet de plein fouet. Cette reprise a sauvé MNC. Au passage, nous avons bénéficié d’un exit, certes modeste selon les standards actuels, mais qui m’a permis de financer l’achat de notre appartement dans la région lausannoise.»

En 2007, le business angel Alain Nicod lui fait rencontrer Pedro Bados, le fondateur de Nexthink, issue de l’EPFL, l’un des leaders mondiaux de la gestion des outils numériques des collaborateurs. Il en deviendra le vice-président responsable de l’engineering, jusqu’à la crise des subprimes qui le force à quitter la société avec une partie de l’équipe. «On sait que c’est le jeu dans ce type d’aventure.» Entre-temps, Nexthink est devenue l’une des rares licornes romandes. «Pour toucher le jackpot, j’aurais dû y rester encore au moins dix ans.»

Après cette décennie agitée, Patrick Barbey retourne en 2009 à ses premières amours électriques. Il est recruté par les Services industriels genevois (SIG), où il va travailler deux ans, assez longtemps pour comprendre le fonctionnement d’une entreprise en mains publiques («une expérience utile»), mais aussi pour prendre conscience que ce n’est pas sa tasse de thé. Voilà pourquoi l’annonce de l’Etat de Vaud pour monter une agence de l’innovation de (presque) zéro attire son attention. Les autorités politiques ont décidé de miser sur l’innovation pour créer les emplois de demain. Les finances du canton sont saines, les ressources nécessaires assurées. Mandatée par le Conseil d’Etat, Innovaud opère hors administration et jouit donc d’une belle liberté d’action. Toutes les étoiles semblent alignées.

Lancement du programme Scale-up en 2016

Dès 2016, s’inspirant d’une formule mise en place dans la région de Boston, Innovaud lance son programme Scale-up avec une ambition résumée par ce slogan: et si le prochain Google était suisse? En 2020, le gouvernement fusionne promotion économique endogène et promotion exogène sous la direction de Patrick Barbey. Une décision judicieuse qui permet au canton de se doter d’une agence qui, avec ses 20 salariés, est aujourd’hui l’une des plus importantes de Suisse. «Innovaud, qui ne cesse d’innover dans son mode de fonctionnement, s’apparente à une start-up, observe Pascal Marmier, le directeur du campus Unlimitrust construit par le groupe Sicpa, à Prilly. L’expérience d’entrepreneur de Patrick Barbey y est pour beaucoup.»

Pourtant, quand on interroge son entourage, c’est le qualificatif de «diplomate» ou d’«ambassadeur» qui revient le plus souvent pour le qualifier. Parce qu’il sait faire valoir les forces de la Suisse occidentale, mais surtout parce qu’il maîtrise l’art de nouer des relations vertueuses entre les parties constitutives de l’écosystème régional pour en optimiser le dynamisme et la créativité. «Si je devais résumer la mission d’Innovaud, dit-il, j’utiliserais le mot de connecteur.»

Malgré les turbulences actuelles, la Suisse reste un eldorado de l’innovation. Ses hautes écoles, sa stabilité politique, son cadre de vie unique constituent autant d’atouts irremplaçables. A condition qu’elle maintienne sa culture d’ouverture et d’accueil. Comme dans la Silicon Valley, deux tiers des fondateurs de start-up vaudoises sont d’origine étrangère. Et Patrick Barbey d’ajouter: «Par nature, les créateurs d’entreprise ont envie de changer le monde – et je ne parle pas seulement de tech, mais aussi d’innovation sociale. Dans cette ère de bouleversements, alors que les grands groupes peinent à s’arracher au statu quo et que les gouvernements sont comme paralysés par les tensions politiques, les entrepreneurs s’imposent comme les principaux porteurs d’espoir.»

Rendez-vous en septembre avec l’Inde

Trois entreprises indiennes se sont implantées dans le canton de Vaud ces six derniers mois, dont la start-up de robotique CynLr (lire notre dossier sur l'Inde et les PME suisses). Innovaud prépare la première Indian Swiss Innovation Week, visant à réunir au bord du Léman des entrepreneurs, des chercheurs, des représentants des autorités et des investisseurs des deux pays. Rendez-vous fin septembre.