Le monde professionnel n’est déjà pas simple, mais pour nous qui travaillons en langue française, il y a un problème supplémentaire à gérer, par rapport aux Anglais, aux Américains et aux Scandinaves par exemple: nous devons jongler entre le «vous» et le «tu».

Après Mai 68 et le rejet des valeurs bourgeoises, le ton s’était déjà «décontracté», on va dire, dans la vie quotidienne. Et depuis les années 2000, avec l’arrivée des start-up dans le paysage européen, le management s’est américanisé. On a tous voulu ressembler à Google où on bosse affalés sur des canapés, avec café et fruits gratuits à tous les étages, piscine avec jets à contre-courant pour nager entre midi et deux, fitness, tables de ping-pong et toute la panoplie qui essaie de faire croire que le bureau, c’est plutôt le Club Méditerranée que Guantanamo. Enfin, j’ai vu ça dans un reportage sur leurs locaux zurichois il y a quinze ans, je ne sais pas si c’est toujours comme ça; si ça se trouve, ils se sont fondus (c’est le cas de le dire) dans notre culture et leurs espaces de travail ressemblent désormais à ceux d’une assurance, mais j’y crois moyen.

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Cette coolitude et fausse proximité fut aussi accentuée par les années Obama, et que je te tape sur l’épaule, salut mon frère, on a la même casquette, on mange le même hot-dog et on joue au basket ensemble, yeah. On voyait également les pubs Ikea qui nous interpellaient avec des trucs comme: «Hej, tu n’as pas encore ta bibliothèque Billy?» Et les youtubeurs et influenceurs sur les réseaux sociaux sont venus s’adresser à nous comme à des potes. Alors, dans les entreprises, on a intégré ce spirit et on a plus ou moins décidé de tous se tutoyer. Sinon ça fait so vieille France, so XXe siècle, so ringard, so coincé, mon Dieu quelle horreur.

Résultat: on continue à vouvoyer les médecins, les enseignants, les fonctionnaires derrière les guichets, les beaux-parents parfois, mais on dit souvent «tu» à son patron. Ah oui, pardon, on ne dit plus «patron» mais «supérieur hiérarchique» ou «N + 1» ou «directeur» ou «CEO» ou «Head of» ou tout ce que vous voulez d’autre. Mais tutoyer son chef, ça va bien par beau temps, ça fait famille. Et puis un jour, on veut négocier son salaire et on s’entend répondre: «Tu comprends, je me suis déjà beaucoup battu pour que tu aies ce poste et bla bla» et on se demande si la personne se serait permis ce chantage affectif en disant «vous». Si ça tourne au vinaigre, la phrase suivante peut être prononcée: «On va devoir se séparer de toi.» Là, tout à coup, on se rend compte que l’on aurait apprécié un chouïa de distance, une attitude un peu formelle, surtout si on entend traîner la boîte aux prud’hommes.

Moi, je bosse dans un milieu où on se tutoie presque tous. Je dis «presque», car il y a des gens à qui je n’ai jamais dit «tu». Claude Torracinta, grand journaliste et patron de presse (oui, à l’époque, on avait encore le droit de dire «patron») qui m’a engagée en 1989, me disait: «Martina, vous…» et moi j’aurais préféré me faire découper en rondelles que de devoir lui dire «tu». Il y avait une forme de respect relevant de l’élève face au maître qui est aujourd’hui probablement obsolète.

Maintenant, la question est: le vouvoiement va-t-il résister? Il paraît qu’en Italie, en Espagne et en Allemagne, la formule dite de politesse, qui existe dans ces langues, a tendance à disparaître. En Suisse, selon une récente étude d’Axa, les Alémaniques se tutoient plus facilement que les Romands et Latins. Et étonnamment, les 15-25 ans ont l’air de tenir au vouvoiement dans certaines situations. Je le vois car j’en suis au stade de ma vie où ils me disent «Bonjour Madame» (quand ils sont éduqués et de bonne humeur, car quand je suis sur mon scooter et que je mets une demi-seconde de trop à démarrer au vert, c’est plutôt «Alors Mamie, t’attends que ça mûrisse?»).

Bref, moi qui étais si disruptive (haha) en disant «Salut!» à la fin de l’émission Mise au point entre 1996 et 2005, provoquant des monceaux de lettres de téléspectateurs, je me déclare désormais officiellement favorable à cette exception culturelle francophone du «vous». Ça enrichit, ça force à réfléchir, à se positionner, à se poser la question et à décider à partir de quel degré d’intimité nous voulons passer du «vous» au «tu». Et dans certains moments qui n’ont rien de professionnel, n’est-ce pas, se dire «vous» peut même être assez excitant, non?

Je vous embrasse.