«Lorsqu’on est prêt à échouer, on garde une clairvoyance qui permet d’éviter de faire des choix sous la pression d’un échec imminent. Nos décisions stratégiques et nos projets n’en deviennent que meilleurs.»
Yann Steulet, directeur de Fri Up (organe officiel de soutien à la création d’entreprise et aux start-up du canton de Fribourg), est catégorique sur l’intérêt d’envisager le pire. «La question n’est pas de savoir si le projet peut échouer, mais dans quels cas cela pourrait arriver. Il s’agit de connaître les risques, puis de déterminer comment obtenir des réponses rapidement et avec un minimum d’efforts pour valider si l’on est sur le bon chemin.»
La majorité des projets d’entreprise n’aboutit pas. Partant de ce constat, le psychologue et chercheur en sciences cognitives américain Gary Klein a mis au point, en 2007, une méthode d’évaluation des risques qu’il nomme «pre-mortem». L’idée est simple: en amont du lancement d’un projet, les entrepreneurs évoquent toutes les raisons qui pourraient en compromettre la réussite. «Je trouve ce concept de pre-mortem très parlant. C’est ce que nous faisons au quotidien, bien que nous parlions plutôt de «processus de dérisquage», précise Yann Steulet.
Le but principal consiste à ouvrir une discussion souvent très délicate à propos des faiblesses d’une proposition. «Il faut parfois pousser les jeunes entrepreneurs à établir une analyse et une stratégie des risques», poursuit Yann Steulet. La plupart restent en effet convaincus du potentiel de leur innovation, et réticents à l’idée d’imaginer ce qui pourrait ne pas fonctionner. «Les start-up attendent souvent de se retrouver au pied du mur pour accepter de se plonger dans ces questions. Les biais psychologiques sont très forts.»
Détecter les points faibles pour mieux rebondir
Beaucoup d’entrepreneurs échouent en raison d’une absence de «product market fit», c’est-à-dire qu’ils comprennent trop tard que leur innovation ne correspond pas à une vraie attente du marché. «Des problèmes de liquidités ou des divergences de vision entre associés peuvent aussi expliquer un échec.» Afin d’éviter ces situations, l’expert recommande de bien synchroniser les stratégies de développement du produit avec le déploiement commercial, et d’en valider la robustesse tous les trois mois.
En 2023, 206 start-up suisses ont dû mettre la clé sous la porte, dont 73 avaient réalisé des levées de fonds, selon le site spécialisé Startupticker.ch.
«Les barrières se situent rarement au niveau de l’innovation. Des technologies très prometteuses peuvent échouer car le coût de remplacement ou d’intégration est trop élevé pour les clients visés, ou car ceux-ci n’ont pas les moyens d’investir dans un produit qu’ils considèrent comme non essentiel», détaille le directeur de Fri Up.
Le processus de «dérisquage» inclut également de réaliser un prototype de son innovation. Objectif: pouvoir la tester sur le marché visé. «Souvent diabolisée, c’est une étape cruciale avant d’effectuer de grands investissements, explique Douglas Finazzi, directeur de l’Institut für Jungunternehmen (IFJ) pour la Suisse romande et le Tessin. Après avoir validé les hypothèses sur lesquelles repose le projet, il s’agit de recueillir des retours concrets de sa potentielle future clientèle et d’ajuster le tir si nécessaire.»
Afin que les entrepreneurs puissent se confronter aux critiques que peut susciter leur projet, l’IFJ organise tous les mois des rencontres Pitch’n’Bar dans différentes villes de Suisse. Les participants peuvent y présenter leur idée en quelques minutes. Le public, principalement composé d’entrepreneurs, y partage aussi parfois ses expériences malheureuses. «La culture suisse reste fortement axée sur la sécurité. Envisager l’échec se révèle contraire à cette logique, résume Douglas Finazzi. Ces rencontres visent à normaliser le processus de dérisquage et d’envisager l’échec comme une opportunité d’apprendre et de s’améliorer.»
Entendre les critiques sans douter en permanence de son projet peut se révéler un exercice d’équilibriste pour les entrepreneurs. «Il faut être passionné, mais ne jamais tomber amoureux de son idée, au risque de ne plus pouvoir rester objectif», prévient Douglas Finazzi. Un avis partagé par Yann Steulet: «Les entrepreneurs qui allient ambition et réalisme auront de plus grandes chances de réussir.»