Comment lutter contre une économie entre les mains de fonds d’investissement ou d’actionnaires focalisés sur leurs dividendes? La question a été posée par le serial entrepreneur Armin Steuernagel lors d’une conférence TEDx à Zurich. Pour y répondre, il présente un nouveau système de propriété des entreprises appelé steward-ownership (propriété responsable ou entreprise à mission en français).

Un nouveau modèle de gouvernance

Ce modèle propose de repenser la gouvernance et l’actionnariat d’une entreprise. «Les droits économiques et les droits de vote sont séparés, simplifie Lukas Hotz, directeur de Purpose Suisse, organisme qui promeut le steward-ownership. La gouvernance est déléguée aux intendants – les stewards – qui sont des collaborateurs de l’entreprise et ont le pouvoir d’autodétermination.»

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La structure est accompagnée d’un deuxième principe: l’orientation vers une mission. Celle-ci prime sur le gain financier et aura généralement un impact durable. Ainsi, les profits sont réinvestis ou donnés afin de soutenir la mission et non versés aux actionnaires sous forme de dividendes ou alors de manière très limitée.

Parmi les entreprises souvent citées, Patagonia, qui a mis en place ce modèle en 2022, déclarant que la Terre est son unique actionnaire. Le fondateur, Yvon Chouinard, explique sur le site de l’entreprise de vêtements sportifs: «100% de nos actions avec droit de vote ont été transférées au Patagonia Purpose Trust, dont le but est de protéger les valeurs de notre société; 100% de nos actions sans droit de vote ont été transférées au Holdfast Collective, une association à but non lucratif dont le but est de combattre la crise environnementale et de protéger la nature.»

Quels sont les avantages de ce système qui bouleverse radicalement les codes? «Le premier est d’avoir une entreprise qui dure, servant ses intérêts et non ceux d’actionnaires externes. Ensuite, les employés sont davantage motivés. Le taux de rétention de ces organisations est supérieur, car les collaborateurs ne travaillent pas pour enrichir un fonds mais ont une mission. Enfin, ces structures résistent mieux aux crises et génèrent de l’égalité sociale. En effet, pas besoin d’être fortuné ou «fils de» pour accéder à la gouvernance de l’entreprise», énumère Lukas Hotz.

Plus répandu au nord de l’Europe, ce modèle compte quelques figures connues en Suisse, dont Rolex et Victorinox. Récemment, PX Group a lancé une démarche dans ce sens. Le groupe industriel chaux-de-fonnier possède une dizaine de sociétés dans la métallurgie. Il vient de créer la Fondation PX et a publié cet été un code de conduite extrêmement précis. «A long terme, le solde du capital-actions du fondateur, Pierre-Olivier Chave, sera transféré à la Fondation PX, qui deviendra alors l’actionnaire principale du groupe», communiquait la société en décembre 2022. On le voit, un autre avantage est de rassurer clients et sous-traitants en établissant une garantie de la pérennité et des valeurs de la société.

Assurer la transmission et la pérennité

La motivation première est cependant souvent en lien avec la transmission de l’entreprise. Que restera-t-il après le départ du fondateur? «A 50 ans, avec 350 employés dans les différentes crèches de Little Green House, je vais encore développer mon activité. Je pense cependant déjà à sa pérennité. Vendre ma société à un groupe étranger serait pour moi une trahison de nos valeurs. Le steward-ownership offre une alternative précieuse pour protéger mes collaborateurs, préserver ce que j’ai construit et garantir que la structure reste entre les mains de ceux qui y contribuent au quotidien», confie Barbara Lax, fondatrice de Little Green House. Elle souligne qu’elle en est au stade des réflexions. Concrètement, la création d’une fondation, d’une association ou d’un trust assurerait le cadre.

De son côté, Renaud Langel, cofondateur de LCGR, une holding qui regroupe une dizaine de sociétés, dont les espaces de travail Voisins et le centre de médecine du sommeil Cenas, parle du steward-ownership comme d’un travail testamentaire. «D’ici à douze mois, Salu, que nous venons de fonder, deviendra une fondation qui sera comme un gardien des entreprises régénératives. Nous agissons en tant qu’investisseur de départ et soutien à la mission de sociétés dans la santé durable et l’économie de partage», explique-t-il. Son père et lui ont lancé la holding et partagent les mêmes valeurs.

«Mais ce ne sera peut-être pas le cas de nos descendants, poursuit-il. Nous souhaitons faire durer notre mission dans laquelle l’argent est un moyen et non un but. Aujourd’hui, le monde des start-up nous abreuve de tours de financement, IPO et exits. Ce n’est pas une vision durable.» Cette nouvelle manière de penser la gouvernance et la transmission d’une société est particulièrement intéressante pour les PME dont le propriétaire arrive à la retraite. «Quelles options a-t-il? Léguer à ses enfants au risque de créer un conflit familial, vendre à un fonds d’investissement dont le but est de générer du chiffre ou cesser son activité, schématise Renaud Langel. Aucune de ces options n’assure la pérennité des valeurs.»

Le défi est sans doute la complexité du processus et la recherche de bons stewards. Une transmission classique prend déjà cinq à sept ans. Or le steward-ownership recouvre plusieurs formats et demande une maturation lente et en profondeur. En revanche, une fois établi, le cadre est réglé pour plusieurs générations. «C’est véritablement une démarche sur mesure avec un questionnement des fondamentaux», précise Lukas Hotz.

Tant que le fondateur est actif, il prend en général le rôle d’un des stewards. Par la suite, des employés ancrés dans la mission seront choisis comme stewards. Il n’est pas nécessaire qu’ils acquièrent des actions comme dans un MBO. Ces dernières sont très souvent transférées à une ou deux fondations. «L’une des fondations bénéficiant de la majorité des bénéfices poursuivra la mission phare. L’autre sera une fondation familiale gérée par les héritiers et sans implication obligatoire avec la société», explique Michel Jaccard, l’un des rares spécialistes de cette structure.

A noter que certaines PME fonctionnent déjà selon un principe proche du steward-ownership, mais sans l’avoir formalisé, ce qui ne garantit pas la pérennité. C’est le cas de Pomoca, fabricant de peaux de phoque racheté par Oberalp Group en 2011. «Nous ne leur avons jamais versé de dividendes. Tout est réinvesti dans l’entreprise», signale Josep Castellet, CEO de Pomoca.

Lors de l’inauguration récente de la nouvelle usine à Chavornay (VD), il a reçu symboliquement la clé du siège international de Pomoca de la part de Ruth Oberrauch, la vice-présidente du groupe familial. Celle-ci confie se retrouver dans la philosophie du steward-ownership: «Nous ne donnons pas un nom à notre manière de fonctionner, mais notre mission est claire: c’est d’être un centre d’innovation alpin, en respectant la montagne et les collaborateurs. Il nous serait quasi impossible de décider de créer des peaux synthétiques, trahissant ainsi toute notre chaîne de valeurs. En cela, Josep Castellet est notre guide, notre steward en quelque sorte, même si la stratégie se construit dans les deux sens.»

Comment formaliser le modèle?

Il n’existe pas un format standard de steward-ownership, mais il revêt plusieurs exigences. Les statuts de l’entreprise, la convention d’actionnaires et le règlement du conseil d’administration sont a priori mis à jour pour que le modèle fonctionne.

La mission de l’entreprise doit être inscrite dans les statuts. «Ce document est public et sa modification se fait devant notaire et uniquement à la suite d’une assemblée générale. Inscrivez-y les objectifs les plus précis possible afin que le conseil d’administration ne dévie pas», précise Michel Jaccard, cofondateur d’Id Est Avocats. On y notifiera par exemple la réduction de x% des émissions carbone ou des plastiques, l’augmentation de x% de femmes à la direction ou le refus de travailler avec certains partenaires néfastes pour la planète.

Dans la convention d’actionnaires, on inscrira notamment les règles de transfert des actions, les modalités de distribution des bénéfices. On peut ainsi prévoir une part pour la mission et une part réinjectée dans la société. Cette convention peut facilement être modifiée, d’où l’intérêt de prévoir un «mission lock» afin de protéger votre mission.

Confier un droit de veto individuel à différentes parties prenantes (employés, clients, représentant d’une association environnementale ou médiateur tel que Purpose) est aussi une stratégie possible.