La hausse est impressionnante. Entre 2017 et 2023, le nombre d’expatriés helvétiques de 55 ans et plus a bondi de 18%, pour atteindre 305 000 personnes. Un contingent qui n’a d’ailleurs pas forcément attendu l’âge légal de la retraite pour mettre les voiles. Plus de 10% des Suisses âgés de 55 à 64 ans résident à l’étranger, selon l’OFS. «Toujours plus de seniors suisses partent à l’étranger, c’est une réalité et cela pose un certain nombre de défis, explique Ariane Rustichelli, directrice de l’Organisation des Suisses de l’étranger SwissCommunity. Face à l’ampleur du phénomène, nous avons lancé une campagne d’information avec le Département fédéral des affaires étrangères.» Les pays limitrophes ou l’Europe du Sud – Espagne et Portugal en tête – font figure de destinations préférées. Toutefois, d’autres Etats plus lointains, comme la Thaïlande, voient aussi croître leur population de Suisses.
«Ceux qui décident de partir avant l’âge légal de la retraite le font très souvent pour des raisons économiques, souligne Ariane Rustichelli. Ils sont encore considérés comme actifs en Suisse, mais se trouvent dans une situation professionnelle précaire. Ils partent pour vivre sur leurs économies dans un pays moins onéreux ou touchent déjà une préretraite.» Livia Tomás a également constaté la prédominance de ces considérations financières durant l’enquête qualitative qu’elle a menée auprès de 34 seniors helvétiques installés en Espagne. «Il s’agissait par exemple de personnes qui s’étaient retrouvées au chômage après un licenciement économique ou qui avaient connu des problèmes de santé un peu avant l’âge de la retraite», explique la chercheuse de l’Université de Neuchâtel (UniNE).
L'exil contraint par la précarité
Le cas de Pierre Triolo, qui s’est officiellement installé en République tchèque à 64 ans, en est une illustration. «Après deux ans de chômage et à un an de la retraite, je n’avais plus beaucoup d’espoir de retrouver un travail. J’ai donc pris la décision de m’installer de manière permanente en République tchèque. J’avais la chance d’y avoir acheté une maison lorsque j’étais encore avec mon ancienne conjointe originaire de ce pays.» Le Vaudois peut vivre simplement, «sans avoir besoin de demander d’aides de l’Etat», en s’autorisant de petites sorties dans la ville de Marienbad où il réside.
Cet ancien chef de projet dans l’industrie a voyagé durant toute sa carrière, de l’Amérique latine à l’Afrique. «J’ai fait de nombreux déplacements. Je suis habitué à vivre loin de ma famille, avec peu de choses, et à m’adapter à de nouveaux environnements. Seul l’apprentissage du tchèque me pose quelques difficultés, mais j’arrive à me débrouiller avec les cinq autres langues que je connais.» Le Suisse tient à respecter les us et coutumes locaux. «Même si le contexte n’est pas très exotique et que les choses fonctionnent bien, comme en Suisse, il faut avoir suffisamment d’humilité pour reconnaître qu’on vit dans un pays différent du sien. L’histoire récente de la République tchèque, par exemple, avec le passé communiste, a marqué les esprits.»
Depuis son arrivée en Tchéquie, le Vaudois a dû subir une opération du cœur. «Heureusement, je m’étais renseigné et, comme il existe une convention de sécurité sociale avec la Suisse, j’ai opté pour le paiement d’une assurance maladie tchèque pour 110 francs par mois, plutôt que pour la LAMal qui me coûtait 500 francs par mois avant de partir. Les soins médicaux tchèques, qui sont très bons, me sont remboursés ici.» De manière générale, il juge crucial de bien anticiper tous ces aspects administratifs, de l’exportation de la voiture à la demande du permis de résidence, en passant par l’inscription à l’ambassade.
Un départ choisi pour une meilleure qualité de vie
Une situation précaire en Suisse ne constitue pas l’unique moteur d’un départ vers l’étranger chez les 55 ans et plus, remarque Livia Tomás. «Une partie des seniors que j’ai interviewés ont les capacités pour financer une existence en Suisse, mais souhaitent profiter d’un meilleur cadre de vie à l’étranger.» Quelques-uns continuent à travailler depuis l’étranger. «Ce n’est pas un revenu indispensable économiquement parlant, mais ils veulent continuer leur activité professionnelle. Un de mes interlocuteurs était par exemple encore impliqué dans la fiduciaire qu’il avait créée en Suisse. Un autre, ingénieur consultant, continuait à vendre ses services à des organisations helvétiques, en effectuant des allers-retours entre les deux pays.»
La recherche d’un climat agréable fait partie des facteurs identifiés par l’étude de l’UniNE. «Plusieurs de ces personnes cherchaient à adopter un style de vie différent de celui de la Suisse, notamment à passer plus de temps au soleil et à l’extérieur», note la chercheuse Livia Tomás. C’est justement un pays avec des températures constantes, de 20 à 25°C toute l’année, et une certaine douceur de vivre appelée pura vida qui a attiré Ruth et Andreas Perracini. «Vivre au Costa Rica était un rêve que nous avions depuis notre lune de miel dans le pays.» L’envie de s’y installer s’est de nouveau fait ressentir la cinquantaine venue, après avoir travaillé des années comme cadre RH à Bienne pour elle et dans les télécommunications à Berne pour lui. Le but: lever le pied.
En 2020, le couple repère une ferme, la Finca Chiribita, située en pleine nature, à quarante-cinq minutes en voiture de la capitale du Costa Rica. Ils l’achètent grâce à la vente de leur logement en Suisse, puis commencent la construction de bungalows en 2022 pour accueillir les touristes. «Le business plan de notre B&B est très limité, mais notre affaire devrait nous permettre de financer une vie simple ici, sans toucher à nos économies pour la retraite», explique Andreas, 57 ans. Quant à Ruth, 56 ans, ce nouveau statut d’indépendante lui plaît bien plus qu’escompté. «Cette liberté me fait un bien fou. C’est vrai que nous nous donnons de la peine et que nos clients sont plus détendus car en voyage, mais je n’avais jamais connu ce type de reconnaissance auparavant.»
Avant d’entamer cette nouvelle aventure, le duo s’est donné le temps de la réflexion. Pendant presque dix ans, ils ont peaufiné leur projet, appris l’espagnol, et Andreas a même réalisé un stage en boulangerie pour servir du pain frais aux clients. «A l’arrivée, la charge administrative – permis de construction, de résidence, patente, etc. – a toutefois été plus importante qu’imaginé. Il faut aussi être patient: prévoir du temps pour s’acclimater, mais aussi pour atteindre la rentabilité des chambres d’hôtes», souligne Ruth.
«Nous sommes loin de nos vieux amis et de nos enfants, mais le Costa Rica est vraiment devenu notre deuxième patrie», confie Ruth. A l’image de ce couple, plusieurs seniors suisses interviewés par Livia Tomás citent cette envie de vivre dans un pays avec lequel ils ont un attachement particulier. «C’est une destination où ils sont partis en vacances plusieurs fois, par exemple, ou bien qui leur permet de se rapprocher de leur famille ou de celle de leur conjoint.»
Selon les trajectoires de vie, les départs sont plus ou moins volontaires ou spontanés. «Après quelques années, les personnes sont le plus souvent satisfaites de leur choix», remarque Livia Tomás. Elle note toutefois le cas d’une personne qui avait été contrainte de s’expatrier en Espagne en raison de difficultés économiques. Celle-ci se sentait un peu amère, car elle avait la sensation d’être comme «bloquée» à l’étranger.
«Certaines personnes ont tendance à émigrer comme si elles partaient en vacances, puis nous contactent quand arrive un problème», constate Ariane Rustichelli, directrice de SwissCommunity. Celle-ci propose, avec le DFAE, des webinaires baptisés «Ageing abroad» pour aider les futurs seniors expatriés. «Nous attirons par exemple leur attention sur la possibilité d’un retour en Suisse à un âge plus avancé ou non, ainsi que sur les questions bancaires.»
Les questions d’assurances sociales et de prise en charge médicale à l’étranger demandent elles aussi des clarifications en amont, selon SwissCommunity. Il convient de vérifier si l’on se rend dans un Etat disposant d’une convention de sécurité sociale avec la Suisse ou non. Dans l’UE, les bénéficiaires d’une rente suisse doivent théoriquement continuer à payer la LAMal. Toutefois, il est désormais autorisé, dans certains pays, «d’opter» pour une caisse maladie locale. Il n’est ensuite théoriquement plus possible d’obtenir des soins non urgents en Suisse couverts, à moins de contracter une assurance privée internationale supplémentaire.
En dehors de l’UE/AELE, la possibilité d’avoir accès à la LAMal suisse pour les bénéficiaires d’une rente tombe. Il faut donc avoir recours à des assurances privées, plus ou moins onéreuses selon les pays, et qui varient selon l’état de santé de la personne. Certains Etats permettent toutefois, voire obligent, de s’assurer sur place contre la maladie.
L’autre grand sujet traité dans les séminaires en ligne «Ageing abroad» concerne les conditions d’imposition et d’héritage à l’étranger. Des avantages fiscaux peuvent séduire les retraités suisses touchant des rentes relativement élevées et qui sont normalement taxées en Suisse comme du revenu.
Plus d’informations sur le site du DFAE dans la brochure «Bien vieillir à l’étranger».