Je ne vais pas vous faire une tartine sur l’intelligence artificielle, des tas de gens super capés le font tous les jours, on ne parle que de ça, on ne pense qu’à ça, on ne jure que par ça, je n’en peux déjà plus et ce n’est que le début de l’aventure. La seule chose que je peux faire, c’est voir les choses par le petit bout de la lorgnette, à hauteur d’être humain vieillissant et se dépatouillant tant bien que mal avec la modernité.

Contenu Sponsorisé
 
 
 
 
 
 

Tout a commencé fin 2023 en vacances chez ma sœur, qui vit à Hawaï depuis trente ans (moi j’ai dû rater un virage quelque part… Non, en fait c’est une posture, j’apprécie deux semaines mais je me réjouis rapidement de retrouver l’Ancien Monde). Le matin au réveil, je l’entendais dire fort: «Google, turn on coffee!» Elle possède en effet un truc connecté qui, entre autres, allume la machine à café. Déjà, parler à cette boule me paraissait une dinguerie, que la boule réponde me paraissait une autre dinguerie, par contre, qu’elle allume la machine à café ou les lampes ou annonce la météo me semblait inutile. Si cette chose pouvait faire le café et me l’apporter au lit, et ensuite reprendre la tasse et la laver, à la limite pourquoi pas, cela me permettrait de lire un livre intéressant pour mon développement d’être humain, au lieu de me taper la vaisselle. Je lui ai demandé si elle débranchait la boule quand elle conviait son chéri pour une soirée romantique, parce que ces appareils peuvent vous enregistrer, non? Et ressortir la playlist de manière impromptue lors d’un dîner où vous avez invité votre N+1, non? Ma sœur n’avait pas pensé à ça.

Aujourd’hui, je me sens envahie. A chaque geste quotidien, une IA surgit pour m’aider. Comme si j’étais un être empêché, pas fini, crétin, pas fichu de décider, de choisir, d’écrire, comme si la seule et unique chose à laquelle j’aspire dans ma vie est d’être le plus efficace possible avec le moins d’efforts possible. Je prépare un post LinkedIn, il y a un bouton intitulé «réécrire avec l’IA», je fais du shopping en ligne, hop un «assistant» apparaît et me dit «Bonjour Martina, comment pouvons-nous vous aider?» et poursuit avec des questions fascinantes: «Quels gilets pour cet hiver? Qu’est-ce que je mets pour briller cette saison?» Lorsque je réserve un loisir, pareil. Chaque entreprise se doit de vous jeter son IA au visage, sinon elle se sent comme un objet de musée poussiéreux du XXe siècle que les gens viennent visiter en s’exclamant: «Ah bon, on devait décider seul avant? On devait réfléchir? Eh ben merde alors, c’était fou, comme époque!»

Moi, je ne veux pas briller cette saison. Je ne veux pas qu’on m’aide. Je ne veux pas qu’on écrive à ma place, ni même qu’on réécrive. D’ailleurs l’IA n’écrit pas, elle rédige, ce qui est très différent. Et encore. Elle aligne des suites de signes dont elle ne mesure pas les interactions, elle agglomère des data. Je veux garder mes imperfections, mes choix dictés par les émotions, parce qu’ils sortent de mes tripes, de mon cerveau, de mon cœur et je dirais bien de mes couilles mais je n’en ai pas et dire les ovaires c’est bizarre, mais enfin vous avez compris l’idée sans avoir besoin d’un chatbot pour vous expliquer.

Alors qu’on se comprenne bien, il ne s’agit pas de revenir au temps où nous allions glaner des informations à la doc du 4e étage, où des collègues décou-paient méticuleusement les journaux et classaient les articles par thème dans des fourres en plastique. Je vois tout à fait l’utilité des nouveaux outils numériques et je les emploie. Comme j’utilise une pelle pour creuser un trou ou un four pour cuire mon pain. Le problème, c’est cet emballement sans aucun recul, cette ruée vers l’or digital, cet ensorcellement par les clones (les clowns?) illettrés de la Silicon Valley, alors qu’il nous faudrait des figures de sages éthiciens qui ont lu Platon. Parce que nous allons abandonner à ces machin(e)s notre libre arbitre, nous allons tout leur déléguer, y compris les tâches qui mobilisaient nos neurones et notre créativité, nous allons devenir des prompteurs professionnels, si ce n’est des esclaves d’entités qui connaîtront absolument tout de nous. Comme elles seront plus rapides et plus efficaces, en fait, c’est nous qui deviendrons à la fois des assistants et des assistés. Le philosophe Eric Sadin parle d’«aboutir à une humanité absente d’elle-même». Vertige.

Voilà, j’ai quand même fait une tartine, je suis désolée, je me laisse emporter, je suis humaine, pardon. Google, turn off Martina Chyba. Please.