«J’ai le bâtiment pour obtenir deux étoiles…» La dernière fois, il n’a fallu que six mois au Guide Michelin pour lui en accorder une et pour qu’il décroche le titre de «Promu romand de l’année» décerné par le GaultMillau. Et il se souvient très bien de l’effet que cela avait produit, sur son équipe, sur son carnet de réservations, sur sa réputation et sur sa détermination. Mais il a décidé de changer d’établissement et de remettre son étoile en jeu.

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Il, c’est Romain Paillereau, chef cuisinier, restaurateur, entrepreneur, Français d’origine établi à Avenches, barbe d’armailli, âme de Dzodzet, et il vient d’entamer la plus longue ligne droite de sa carrière en reprenant le Restaurant des Trois Tours, à Bourguillon (FR), grand bâtiment classé, avec salle de bal bonbonnière XIXe à l’étage: un bail de vingt ans qui le mènera aux portes de la soixantaine (il a aujourd’hui 37 ans) et, si tout se passe comme prévu, au zénith de son art.

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Poireaux, citron, cacao. Tout part d’un ingrédient, souvent très simple.

© Valentin Flauraud

Son art, c’est donc la gastronomie. Il est tombé dedans tout petit. Il pense gastronomie, il rêve gastronomie. Ses papilles commandent ses neurones. Il cartographie son territoire comme un chasseur-cueilleur. Lundi dernier, il est parti à Charmey, dans ce petit coin qu’il connaît, pour récolter le polypode, réglisse sauvage dont il sait quoi faire. Ses pieds ne battent qu’un seul sentier, celui qui mène à la bouche: oxalis, aspérule odorante, jardin, forêt, il prend tout ce que la nature lui présente et va chercher le reste chez des artisans producteurs triés sur le volet.

13 établissements en vingt ans de carrière

«Gamin déjà, dit-il, je voulais être cuisinier.» Sa première idée fixe est de travailler pour des chefs connus, dont il collectionne les portraits et les exploits, qu’il découpe dans les journaux et colle dans un grand cahier, comme un fan de rock. Son héros d’alors: Bernard Loiseau. Il ne travaillera jamais pour lui, mais pour quelques autres. Pour ce qui est de la pratique, en revanche, le jeune Romain Paillereau attendra un peu. Enfant, c’est sa mère qui tient fermement les fourneaux familiaux, produits bios, eau de source, «encore plus extrême que moi», dit-il.

Il entame sa carrière à 15 ans, par un apprentissage. Il est originaire du Périgord et il passera deux ans les mains dans la graisse de canard, confit, magret et patin-couffin. A 17 ans, il écrit à Gérald Passedat, futur trois étoiles au Guide Michelin. Sa lettre lui ouvre les cuisines de sa première adresse étoilée, La Cabro d’Or, aux Baux-de-Provence, où il restera de 2003 à 2004. S’ensuit une décennie de compagnonnage, tour du monde, Autriche, Angleterre, Etats-Unis, France, Suisse. Romain Paillereau est dans son élément, il danse comme une bille dans les bumpers d’un flipper: 13 établissements en vingt ans de carrière, 14 maintenant avec les Trois Tours.

Alors qu’il est à Los Angeles, il entre en contact avec la cheffe star Anne-Sophie Pic. Elle le rappelle en Europe. Romain Paillereau pense la rejoindre dans son enseigne à Valence, il sera envoyé à Lausanne, au Beau-Rivage. Il ne connaît pas la Suisse, il adore. Il y concoctera sa première invention, des pommes de terre au citron, qu’un chef dénigre: «Ça existe déjà!» Puis il repart en France, pour son premier poste de sous-chef de cuisine, à la Table du Lancaster, sous la spatule de Michel Troisgros, son étoile du berger. Deuxième invention: on lui demande de changer «l’ouvroir à appétit» – autrement dit l’apéritif – et il s’y attelle, se presse l’agrume pendant des heures, pour accoucher d’un croquant salé poire japonaise, céleri, noisettes.

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L’apéro maison, le gin tonic aux litchis.

© Valentin Flauraud

C’est chez Anne-Sophie Pic que son inventivité prend son essor. C’est là qu’il commence à tout écrire, à mettre en notes ses idées, à les dresser en listes de combinaisons de goûts et de textures. Mais c’est aux côtés de Michel Troisgros qu’il prend définitivement goût à la créativité. Il en gardera d’ailleurs une influence majeure: les agrumes.

«Fenouil… anis, estragon, citron, oxalis…»

Installé dans un canapé de la loge des Trois Tours, il explique comment il procède et déroule sa palette au débotté: «Fenouil… anis, estragon, citron, oxalis…» Des listes comme celle-là, il en a plein son «natel» – preuve de sa parfaite assimilation des particularismes helvétiques. C’est là qu’il note tout. Il part toujours d’un ingrédient central, dresse la liste de tout ce qui pourrait l’accompagner, puis, mentalement, teste les associations, ajoute, élimine, jusqu’à la quintessence, qu’il formalisera en cuisine.

Il réfléchit en ce moment à la betterave rouge, associée à du cédrat (petit agrume à la peau grêlée) blanchi huit fois et confit dans le sirop pendant une semaine et à du koji (un ferment). En l’évoquant, d’autres invités viennent s’attabler: sorbet céleri branche, sorbet persil, glace au pollen, dessert concombre et piment. Il est si sûr de ses goûts qu’il arrive toujours là où il veut aller. Sauf une fois, il s’est trompé, ça n’a jamais fonctionné: «Un dessert autour des chanterelles et des champignons de Paris…»

Une fois la palette des goûts, des arômes et des textures mise en place, Romain Paillereau prend son stylo et schématise la recette en un croquis. C’est là qu’il visualise l’enchaînement des saveurs et dessine la dramaturgie du plat, en projetant la succession des coups de cuillère ou de fourchette. Leçon de Michel Troisgros: il faut toujours surprendre, tenir en éveil, chaque bouchée doit être différente, chaque bouchée doit révéler d’autres combinaisons.

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Romain Paillereau à l’œuvre. La photo ne le montre pas, mais la cuisine est entièrement vitrée, visible depuis la salle.

© Valentin Flauraud

Le détail est poussé encore plus loin: services, assiettes, tout fait partie de la composition. D’ailleurs, les assiettes, c’est son dada. Il y en a partout. Certaines n’ont encore jamais servi. D’autres sont des classiques, comme l’assiette velours, grainée sur les bords, travail d’un artisan japonais. Certaines viennent d’Italie, d’autres des Pays-Bas ou de Limoges, pour former une grande famille bigarrée à la génétique débridée – contraste dur avec la collection monochrome et monocorde héritée de l’ancien propriétaire.

Un seul menu, en deux variations

L’assiette a donc un sens et la manière dont le client y célèbre le plat change tout. Idéalement, Romain Paillereau aimerait dicter la manière de procéder, expliquer exactement là où planter le service, donner l’ordre exact des ingrédients, d’abord le jus d’huîtres, puis une lampée de saké, avant la coquille Saint-Jacques et son tapioca huître, citron vert, livèche. Mais pour ne pas être trop intrusif, il imprime simplement ses croquis sur ses menus. Il tient celui du moment entre ses doigts: sorbet persil, oxalis, citron, arachide, cacao.

Romain Paillereau ne travaille pas à la carte. Il ne propose qu’un seul menu, en deux variations de cinq ou sept étapes, «Idylle» ou «Emotion». Et il renouvelle ses compositions une dizaine de fois par année. C’est à la Pinte des Mossettes qu’il a commencé à travailler de cette manière, sans carte, sur menu uniquement. Cela colle à son style, à son inventivité et à son envie de partir du produit, de son réseau de petits producteurs, qui par essence travaillent avec le temps et les saisons. «C’est le produit qui dicte, pas de marchandise à pousser, que du top!»

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Dessert: poivre blanc de Sarawak, agrumes, gavotte. Les assiettes sont composées comme des chorégraphies. Chaque bouchée est différente de la précédente.

© Valentin Flauraud

En ce mois de décembre, les coquilles Saint-Jacques sont à l’honneur: reçues l’après-midi, servies le soir, près de 600 kilos sont passées par sa cuisine depuis mi-novembre. Il y a aussi les bondelles, sorties du lac de Neuchâtel par un pêcheur du coin. Et tout ce que le chef trouve dans son réseau de fournisseurs qui ne cesse de s’étendre, le cochon des frères Alcala de Vaumarcus, les producteurs de truffe, de poivre, d’agrumes et tous les autres.

Quand Romain Paillereau n’est pas en cuisine, qu’il n’est pas en forêt, ni au marché, ni en tournée chez ses fournisseurs, c’est sans doute qu’il est très tard ou dimanche très tôt, et qu’il est occupé à l’administration. Au restaurant, il s’appuie sur sa brigade, cinq en salle, sept en cuisine, dont deux chefs de cuisine trentenaires qui le secondent depuis l’ouverture des Trois Tours et même avant. Mais pour le reste, pour l’instant, il est seul. Il gère tout, les nouvelles serrures du restaurant, l’éclairage, la musique, le petit parfum sur les menus. Même les réservations, il s’en occupe lui-même. C’est d’ailleurs sa jauge de charge: le restaurant affiche complet depuis le premier jour, 45 couverts maximum par service, deux services par jour. Certains jours, il prend un peu moins de réservations, histoire de souffler un peu.

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La salle: tout en intimité, seules les tables sont éclairées.

© Valentin Flauraud

Depuis l’ouverture, en novembre dernier, il cavale comme un marathonien sur un 100 mètres. L’œil à tout. Chaque détail compte. Même le passage des serveurs dans sa cuisine, entièrement vitrée, est cadencé selon ses souhaits: on entre à gauche, on sort à droite, et on passe forcément devant lui, qui rythme comme un chef de fosse derrière son lutrin les commandes aimantées sur un grand tableau de métal.

Tout est exactement comme il le voulait, à son image. Avec juste ce qu’il faut de chance et de hasard, juste le coup de pouce des circonstances qui se sont enchaînées pour le mener jusqu’ici: l’étoile décrochée à la Pinte des Mossettes, le propriétaire des Trois Tours qui voulait remettre, un investisseur local qui a assuré tout le financement. Ciel dégagé. Planètes alignées. Romain Paillereau met le cap sur les étoiles.


Bio express

  • 2009 Il quitte Los Angeles pour Lausanne, Beau-Rivage Palace. Il découvre la Suisse, il adore.
  • 2016 Reprise de la Pinte des Mossettes. Six mois après son arrivée, Michelin lui accorde une étoile.
  • 2021 Aux Trois Tours à Fribourg, il change tout. Sauf sa recette des chips de peau de poulet.