Il a tout juste 30 ans et déjà plusieurs vies derrière lui. Après avoir fait fortune dans l’immobilier, Alexandre Uldry se lance un nouveau défi. Il vient d’acheter le réseau de 117 stations-services de la société jurassienne Jubin Frères, qui fêtera ses 50 ans en 2023. Un choix plutôt baroque alors que triomphe la mobilité électrique et qu’est ouverte la chasse au CO2. Explications.
Le 13 octobre, l’Agence internationale de l’énergie (AIE) a envoyé un message sans ambiguïté: «Ceux qui continuent à investir dans l’énergie sale risquent de perdre de l’argent.» Or vous venez justement d’investir des millions dans l’achat des stations Jubin. Perdre de l’argent, vous aimez ça?
Alexandre Uldry: Au contraire, je suis persuadé d’avoir réalisé un excellent investissement. La voiture thermique équipée d’un moteur à combustion interne ne va pas mourir de sitôt. Il faut séparer l’excitation publicitaire et médiatique autour des véhicules électriques de la réalité. Mon objectif est d’ailleurs de croître dans ce secteur par acquisitions, en rachetant d’autres réseaux de distribution de carburant en Suisse et en Europe.
Tout semble indiquer que, dans dix ans, la voiture électrique aura remplacé la voiture thermique. Sans jeu de mots, n’êtes-vous pas en train de rouler à contre-courant?
Un reporter anglais, Tom Standage, a publié cet été un très bon livre sur l’histoire de la mobilité qui doit nous inviter à réfléchir: A Brief History of Motion. Pendant des siècles, la mobilité, c’était le cheval. Ecologique? Oui, mais pas seulement. Dans les années 1890, 300 000 chevaux évoluaient dans les rues de Londres et 150 000 à Manhattan. Or chaque animal «produisait» 10 kilos de crottin et 10 litres d’urine par jour! Les rues étaient de véritables dépotoirs. La pluie transformait les excréments en un magma immonde de boues stagnantes, l’air était en permanence vicié et nauséabond. Résultat: une insalubrité générale, aggravée par la difficulté à démembrer et à évacuer les carcasses des dizaines de milliers de chevaux qui, année après année, morts de fatigue, gisaient au bord des rues. La solution? On remplaça les chevaux par des voitures.
Pourquoi évoquer cela aujourd’hui?
J’ai pris cet exemple pour montrer que les changements de technologie ne sont pas obligatoirement la solution miracle pour résoudre toutes les difficultés. Avec le recul, le passage du cheval au moteur n’a pas été que bénéfique. Le plus souvent, on déplace un problème pour en créer un autre. Les transports sur route sont ainsi responsables de 17% des émissions globales de CO2. Notre dépendance au pétrole a déclenché des guerres et de profondes crises économiques. Depuis un siècle, nous transférons des fortunes colossales vers toute une série de dictatures – les pays producteurs sont rarement des démocraties occidentales – qui bénéficient d’une rente de situation. Dans ces conditions, comment être assez naïf pour accueillir la voiture électrique comme la solution miracle? Elle aussi aura des impacts géopolitiques, socio-économiques et environnementaux.
L’Union européenne veut carrément interdire les voitures à essence dès 2035. Aurez-vous encore longtemps des clients pour vos stations-services?
La COP26 en a offert une nouvelle démonstration: depuis des années, on annonce des miracles, mais la réalité s’entête à ne pas vouloir suivre. En l’occurrence, les constructeurs et l’UE n’annoncent pas la fin de l’utilisation des voitures à essence, mais de leur vente ou de leur fabrication. En Suisse, la durée de vie médiane d’une voiture est de 18 ans. Même dans le scénario le plus rapide – auquel je ne crois pas une seconde –, il y aura donc encore des voitures thermiques sur les routes bien au-delà de 2050. L’entreprise Jubin Frères peut dormir sur ses deux oreilles. Autre précision: l’interdiction de la vente des voitures à essence est pour l’instant uniquement une proposition de la Commission européenne qui doit encore être discutée et avalisée par les Etats membres et le Parlement européen, ce qui va prendre au moins deux ans. D’ici là, l’opinion publique aura peut-être ouvert les yeux. La voiture électrique n’est pas aussi verte qu’on le proclame, ne résout pas tous les problèmes et en reporte de nouveaux ailleurs.
En quoi serait-elle moins verte qu’annoncé?
La production et le stockage de l’électricité placent nos sociétés face à des défis immenses. En Suisse ou en Norvège, l’électricité est en effet très verte, grâce aux barrages. Mais c’est l’exception: 3% seulement de l’électricité mondiale provient de l’énergie hydroélectrique, 2% du solaire, de l’éolien et des autres énergies renouvelables réunies. Dans 80% des cas, on produit encore aujourd’hui du courant en brûlant d’abord du charbon et du gaz, et même encore du pétrole. Il ne suffit donc pas de rouler électrique pour rouler vert. La mobilité ne sera zéro carbone qu’une fois que le réseau de distribution sera lui-même alimenté à 100% par des énergies renouvelables, ce qui n’est à l’évidence pas pour demain.
«Il faut se rendre à l'évidence: sauf à vouloir retourner à l'âge de pierre, le recours au nucléaire est incontournable.»
Néanmoins, avec la voiture électrique, l’effet visé est atteint: réduire les émissions.
Beau progrès: on échappe au lobby du pétrole pour se jeter dans les bras de celui de l’électricité et même du nucléaire. Ces prochaines années, nous allons assister au grand retour de l’atome. Après Tchernobyl et Fukushima, qui l’eût cru? Le président Macron a ouvert les feux: il veut construire de nouvelles micro-centrales par centaines au lieu de démanteler les anciennes. Ses arguments? Comme, pour l’instant et pour plusieurs décennies encore, les énergies renouvelables ne suffisent pas à remplacer les énergies fossiles, il faut se rendre à l’évidence: sauf à vouloir retourner à l’âge de la pierre, le recours au nucléaire est incontournable.
Oui, mais la France, historiquement dépendante du nucléaire, est un cas particulier. L’Allemagne a décidé de sortir du nucléaire d’ici à la fin de 2022 et on la voit mal revenir en arrière.
L’Allemagne est prisonnière de sa décision, prise il y a dix ans, sous le choc des événements de Fukushima. Mais était-ce une bonne décision? Pendant qu’elle ferme en effet ses centrales nucléaires, elle doit continuer à produire 30% de son électricité avec du lignite, le charbon le plus sale. Comme le vent et le soleil ne suffisent pas à remplacer le nucléaire et bientôt le charbon, les Allemands se tournent aussi vers le gaz, cette énergie dont les prix sont précisément en train de flamber depuis plusieurs mois – et rien n’indique qu’ils redescendront, puisque le gaz, comme le nucléaire, ont servi de tampon énergétique pour sortir des énergies fossiles en attendant que, dans plusieurs décennies, les énergies renouvelables aient pris la relève. Et d’où vient le gaz consommé en Europe? Pour moitié de la Russie à travers une société publique, Gazprom, qui est devenue un outil au service de la politique étrangère agressive du Kremlin. En rechargeant sa voiture électrique, on fait les affaires de Poutine.
D’où l’autre argument avancé par Emmanuel Macron pour défendre le nucléaire, celui de la souveraineté énergétique.
Oui, et c’est l’un des plus grands paradoxes de tout ce dossier complexe de la transition énergétique. On passe d’une dépendance à l’autre, pas moins problématique. Aujourd’hui, nous dépendons des énergies fossiles, qui ont le double défaut de produire du CO2 et de provenir de pays autoritaires où règnent l’arbitraire et la corruption. Comme l’Arabie saoudite, l’Azerbaïdjan, le Kazakhstan ou le Nigeria, pour donner quelques exemples. Pour y échapper, nous fantasmons sur la voiture électrique sans nous rendre compte qu’elle nous jette littéralement dans les bras de la Chine.
Comment?
En mai, le New York Times citait les estimations d’un expert prédisant la production, par les Chinois, de plus de 8 millions de voitures électriques d’ici à 2028, quand les Européens peineront à en produire 6 millions et les Américains 1,5 million. Les Européens ont aimé les voitures japonaises et coréennes? Oubliez Tesla, ils vont adorer les chinoises Nio, Wey, Ora ou Xpeng. Qui seront les grands perdants de cette folle course à la voiture électrique? Les trois premiers pays européens producteurs d’automobiles que sont l’Allemagne, la France et l’Italie. Des centaines de milliers de places de travail sont en danger.
Cela impactera aussi les sous-traitants et, plus globalement, tout ce qui reste de l’économie industrielle en Europe. L’autre grand perdant sera Elon Musk. Il va se faire rattraper et manger tout cru par les Chinois. Ce n’est pas tout: la Chine domine déjà et dominera encore davantage à l’avenir le marché mondial de la voiture électrique parce qu’elle possède ou contrôle l’accès à la plupart des métaux et des composants essentiels à sa fabrication. La plupart des «terres rares» (bore, néodyme, praséodyme, dysprosium, etc.) qui entrent dans la composition de ses parties les plus technologiques proviennent de Chine. Deux des principaux producteurs de batteries (CATL et BYD) se trouvent aussi en Chine.
Mais les matières premières principales des batteries sont le lithium et le cobalt, qui se trouvent en Amérique du Sud et en Afrique.
C’est vrai pour le lithium, dont les réserves mondiales sont très abondantes. Mais l’exploitation de ce nouveau «pétrole blanc» inquiète beaucoup les défenseurs de l’environnement. Il faut en effet pomper des millions de litres d’eau (2 millions par tonne de lithium) dans des régions particulièrement arides (l’Altiplano de l’Argentine, du Chili ou de la Bolivie), ce qui déséquilibre les écosystèmes locaux et prive d’eau les communautés autochtones, en particulier les agriculteurs qui cultivent le quinoa et élèvent des lamas.
«La réalité, c'est que les gens achètent des SUV. En 2020, ils représentent la moitié des voitures vendues dans le monde!»
Le cobalt, quant à lui, est beaucoup plus rare. Deux tiers des réserves mondiales de ce minerai se trouvent certes en République démocratique du Congo (RDC), mais les Chinois tiennent le marché. Tout passe par eux. Avec des conséquences dévastatrices pour les conditions de travail sur place. C’est une forme moderne d’esclavagisme. Des enfants creusent des tunnels à mains nues. Ces labyrinthes, lorsqu’ils s’effondrent, deviennent leur tombe. Le tout pour des salaires de 1 dollar par jour. Selon plusieurs rapports d’Amnesty International et d’African Resources Watch, près de 150 000 mineurs artisanaux s’adonneraient à l’extraction du cobalt avec des outils rudimentaires, sans aucune mesure de sécurité, dont, pour une partie non négligeable, des enfants parfois âgés de moins de 10 ans. C’est un énorme scandale humanitaire qu’on fait semblant d’ignorer pour ne pas gâcher la fête à la voiture électrique.
En Norvège, 75% des nouvelles voitures sont électriques. En Suisse, chaque mois, près de 15% des véhicules nouvellement immatriculés sont entièrement électriques. Malgré tous vos arguments, elles sont en train de triompher.
Ces chiffres ne reflètent pas la réalité sur les routes. Même en Suisse et en Norvège, où elles font un tabac, les voitures électriques ne représentent au mieux que 2 à 5% du parc automobile. En France et en Allemagne, c’est moins de 1%. La pénétration est en réalité très lente, alors que les autorités publiques arrosent pourtant les acheteurs d’incitations fiscales et de bonus, y compris pour les «électriques» dont l’empreinte carbone reste forte, à savoir les hybrides rechargeables. La réalité, c’est que les gens achètent des SUV. En 2020, ils représentent la moitié des voitures vendues dans le monde! La tendance s’est installée il y a dix ans. On ne la voit pas fléchir. Pendant que Tesla continue à perdre de l’argent, les constructeurs historiques engrangent des milliards en vendant des SUV.
L’arrivée en force des Chinois sur le marché de la voiture électrique n’est-elle pas un signe que le triomphe de ces véhicules est inéluctable?
Nous avons parlé du cobalt. Son cours se montre très volatil, avec une très forte tendance à la hausse (+82% depuis le début de l’année). Idem pour le lithium et le nickel, deux autres composants de base d’une batterie. Les matières premières constituent environ 50% du prix d’une batterie. La batterie représente 40% du prix de la voiture. Les prix des voitures électriques vont s’envoler. Si on peut encore en construire. Selon l’AIE, les mines existantes ou en projet ne représentent que la moitié des besoins à l’horizon 2040.
Cité en février dernier par le New York Times, l’institut de recherche Wood MacKenzie estime qu’en 2030, à l’échelle mondiale, on vendra 18% de voitures électriques, ce qui propulsera les besoins en batteries électriques à un niveau huit fois supérieur à ce qu’il est actuellement possible de produire. Il paraît qu’il s’agit d’une estimation prudente. Il n’est pas exagéré d’affirmer que la voiture électrique connaît une bulle spéculative qui, tôt ou tard, va finir par exploser.
Que proposez-vous pour sortir de l’impasse énergétique dans laquelle nous met la voiture à combustion?
Tout miser sur la voiture électrique, c’est fragiliser le combat contre les émissions de CO2. Les effets négatifs collatéraux en deviennent plus profonds et plus difficiles à résoudre. Un backlash est à redouter. Guy Parmelin, notre ministre de l’Economie, vient d’annoncer que la Suisse était menacée à court terme d’une pénurie d’électricité. C’est hallucinant et inacceptable. Au lieu de croire aux miracles et de vouloir créer un parc de voitures dont on ne pourra pas alimenter les batteries, ayons la sagesse de commencer par trouver le moyen de subvenir à nos besoins énergétiques.
Bio express: Alexandre Uldry
- 2009 A 18 ans, Alexandre Uldry décroche son premier job sans cursus scolaire ni CFC.
- 2014 Il crée sa première société dans le courtage d'immeubles.
- 2021 Rachat de Jubin Frères, avec le projet de croître en Suisse et à l'étranger.
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