«Entre l’abonnement et leurs commissions, il y a des mois où je me suis retrouvée avec des factures de 1200 francs pour TheFork seulement. Il faut payer une souscription mensuelle et chaque réservation via l’application est facturée 3 francs pour le service de midi, 4 francs pour le service du soir. Sur une table de six personnes, ça fait 24 francs, comme si on avait un plat en moins.» Camille Grange dirige le restaurant étoilé La Micheline à Genève. Le restaurant a ouvert ses portes en 2020, puis a décroché sa première étoile en 2022. Avec une cuisine d’inspiration basque et une équipe de 17 employés, La Micheline a une capacité de 60 couverts. L’application étant partenaire du Guide Michelin, elle les a directement approchés.
Camille Grange travaillait auparavant avec l’application Zenchef. «Il existe également Guestonline, qui propose les mêmes services à des tarifs équivalents, mais ces entreprises sont basées en France, elles n’ont pas l’ancrage local et rassurant de TheFork.»
Créée en 2007, l’application française fait ses débuts sous le nom de La Fourchette, avant d’être rachetée pour 150 millions de dollars par TripAdvisor en 2014.
Présente dans 11 pays avec plus de 60'000 restaurants partenaires, elle décide d’harmoniser le nom de ses différentes branches et devient TheFork en 2020. En Suisse, la firme compte plus de 100'000 utilisateurs et travaille en partenariat avec environ 1300 restaurants. «Nous guidons les clients vers des restaurants adaptés à leurs envies avec nos recommandations par IA, tout en fournissant aux restaurateurs un logiciel de réservation», explique Carlo Carollo, manager responsable notamment de la Suisse pour TheFork. La société emploie plus d’un millier de personnes réparties en différentes équipes locales, les principales étant basées à Milan, à Barcelone et à Paris. Ils ne sont néanmoins pas présents aux Etats-Unis. L’antenne suisse est basée à Genève et compte une dizaine d’employés.
Gain de visibilité mais partenariat coûteux
Pour les restaurateurs, l’abonnement simple est à 139 francs par mois. Avec cette formule, l’établissement profite du logiciel de réservation mais n’est pas répertorié sur TheFork. Pour apparaître sur l’application, s’ajoutent les commissions. Elles sont appliquées à chaque réservation effectuée via l’application et varient entre 2 et 4 francs selon les prix du restaurant. «Je pensais que ces réservations allaient être minoritaires, que la clientèle habituée allait passer directement par le site du restaurant, mais la réalité m’a prouvé que non, déplore Camille Grange. TheFork est extrêmement bien référencé sur les moteurs de recherche et apparaît dans les premiers résultats, ce qui pousse les clients à utiliser cette méthode.»
En février 2024, la Genevoise décide d’arrêter ce partenariat. L’effet de cette décision a été immédiat et… catastrophique: «J’ai eu l’impression que le restaurant n’existait plus sur internet, c’était notre pire semaine en termes de réservation.» La gérante n’a pas d’autre choix que de retravailler avec TheFork dès le mois suivant. «Il faut reconnaître leur professionnalisme. Avec leur visibilité, leur force marketing et leur technologie, je suis finalement prête à mettre le prix. Je leur reproche néanmoins un manque de transparence quant à leur classement des restaurants. On a l’impression qu’il faut constamment proposer des réductions ou participer aux points de fidélité donnant accès à des rabais – appelés Yums. Pour moi, ce n’est pas l’image d’un restaurant étoilé.»
A Neuchâtel, la brasserie Cardinal n’a pas ce problème. Cet établissement d’inspiration parisienne compte une centaine de couverts et 20 employés. TheFork a déjà contacté Sébastien Merienne, cogérant depuis 2017, mais ce dernier a toujours refusé leurs offres. «Pour l’instant, je peux me passer de leurs services. Dès la fin de semaine, les clients se promènent en centre-ville, cherchant un restaurant qui n’est pas déjà plein. Les réseaux sociaux et les applications comme TheFork sont utiles pour se faire connaître, mais, selon la région, le bouche-à-oreille reste le plus important.»
Les restaurateurs face au dilemme des plateformes
«Au lancement d’un nouveau restaurant, la meilleure façon de se faire connaître rapidement, c’est de travailler avec TheFork», témoigne Francisco Ortiz, directeur exécutif du restaurant de hamburgers Qui Résiste? à Lausanne. L’enseigne a ouvert en novembre 2023 et a directement collaboré avec TheFork. Aujourd’hui, le restaurant se place numéro un dans le classement lausannois de l’application. Avec ses huit employés, l’établissement vend environ 600 burgers par semaine. Pour les réservations du service de midi, TheFork touche une commission de 2 fr. 40; pour le service du soir, elle monte à 2 fr. 90.
«Avec l’application, nous avons proposé nos menus à 50% pendant deux mois, ce qui nous a permis de nous faire connaître. L’argent perdu avec ces réductions a constitué un investissement publicitaire. Notre clientèle est maintenant fidélisée. Désormais, nous laissons seulement quatre réservations à 50% pour chaque service. Même s’il est possible de réserver via notre site, la majorité des clients ont gardé l’habitude de réserver sur TheFork.»