«Soigner l’ambiance de travail en faisant rire mes collègues fait partie de mon job. On sent facilement si quelqu’un n’est pas d’humeur ou traverse une mauvaise passe. En l’utilisant de manière bienveillante, on se rend compte de ce que l’on peut améliorer.» Etre authentique, favoriser un lien direct avec ses partenaires par la spontanéité, c’est le credo de Pascal Meyer, fondateur de QoQa.ch, site de vente en ligne communautaire qui revendique un ton décalé.
Plutôt associé aux instants de détente sans sérieux, l’humour peut aussi faire partie intégrante d’une culture d’entreprise et constituer un avantage en affaires. Le livre américain Humor, Seriously: Why Humor Is a Secret Weapon in Business and Life, paru en automne dernier, démystifie l’usage du rire au travail. Ses autrices, Jennifer Aaker et Naomi Bagdonas, de la Graduate School of Business de Stanford, partent de ce constat: en entrant sur le marché du travail, nous troquons le rire contre le complet-cravate.
Citant un sondage de l’institut américain Gallup, elles relèvent que la fréquence avec laquelle nous rions chute vers l’âge de 23 ans. Un enfant de 4 ans rit en moyenne 300 fois par jour, mais il faudra deux mois et demi à un quadragénaire pour atteindre ce chiffre. Entre la gestion du stress, la cohésion d’équipe et la mémorisation d’un message publicitaire, il est pourtant un outil précieux, mais parfois délicat à manier.
Vecteur de créativité
«L’humour est un vecteur d’intégration sociale entre collègues: il permet d’aller au-delà d’une relation professionnelle finalisée et froide, explique Eric Davoine, professeur en gestion des ressources humaines à l’Université de Fribourg. L’humour peut aussi être un facteur facilitant la créativité.» Ce constat est appuyé par des études traitant de la gestion des émotions et des paradoxes en management. Face à un problème complexe, prendre les choses au second degré ou les transposer dans une situation fictive amène un nouveau regard et peut faire jaillir des idées de solutions novatrices. Le rire permet également d’évacuer le stress. Dans des métiers exposés, comme chez les chirurgiens, il est un régulateur émotionnel.
Faire preuve d’autodérision, c’est ce qu’illustre la carte de visite de Pascal Meyer. «Lors d’une foire, le directeur d’une marque s’était présenté comme ’président administrateur directeur général’, se souvient-il. Le lendemain, j’avais rajouté ’Loutre in Chief’ sur ma carte de visite. C’était une façon de moquer ces titres à rallonge.» Chez QoQa, à Bussigny, ce ton décomplexé à contre-courant des échanges formels profite aussi aux relations commerciales. Sur son site, l’humour et le tutoiement sont notamment de mise dans la description des produits. «Ce langage décrispe les acheteurs, précise le fondateur. Il détend aussi dans des situations telles que le retour d’un article, par exemple, ou à l’interne, dans des meetings aux enjeux importants.»
Mais attention, toutes les circonstances ne se prêtent pas à la caricature. «Le rire est le chemin le plus direct entre deux personnes», comme le disait Charlie Chaplin, toutefois, il n’est pas nécessairement le plus efficace, notamment dans des situations de vente. «L’humour n’est jamais un choix préexistant mais peut servir la stratégie et constituer un moyen d’expression pour une marque à travers une saga, ou de façon tactique plus ponctuelle», estime Etienne Francey, directeur de l’agence de communication genevoise EtienneEtienne.
Une affaire à prendre au sérieux
Les valeurs d’une entreprise, comme les produits qu’elle propose, sont autant d’éléments qui conditionnent le message. S’il facilite la mémorisation et renvoie à un souvenir positif, chaque rire a ses adeptes, qu’il soit vache, moqueur ou encore tendre. «Aujourd’hui, les marques jouent beaucoup sur l’idée que ce qu’elles vendent nous rend meilleurs. Or conjuguer la vertu et l’humour n’est vraiment pas facile», précise Etienne Francey. Une campagne de QoQa en est un exemple: «En avril 2019, nous avions soutenu la Fondation suisse de déminage pour déminer le village de Nasr, au nord de l’Irak, explique Pascal Meyer. Là, il n’était pas question d’utiliser l’humour pour présenter le projet.»
Vexez le public, et votre publicité passera à côté. «Derrière les publicités qui font rire, il y a souvent toute une équipe pour développer un scénario qui se déploie en plusieurs épisodes, confirme Etienne Francey. Pour que l’expérience soit réussie, il faut y consacrer les moyens.» Concevoir une histoire drôle demande ainsi un important travail de recherche et des compétences en storytelling, notamment lorsqu’elle est diffusée à la télévision. La saga publicitaire française de Cetelem en est un exemple. Depuis 2004, la firme de crédit à la consommation met en scène sa mascotte, un bonhomme vert, pour moquer la concurrence qui chercherait à être aussi efficiente.
L’humour peut servir la stratégie et constituer un moyen d’expression pour une marque.
Pour le directeur d’EtienneEtienne, l’humour est une affaire à prendre au sérieux. Son utilisation doit être «juste» et correspondre à une position «assumée et réfléchie» de l’entreprise vis-à-vis de la concurrence. «L’humour potache d’un responsable commercial ne marche pas de facto pour la publicité de ses produits ou services, dit-il. Pour une PME, je privilégierais plutôt d’aller chercher le sourire du client, par la légèreté et la dédramatisation.»
En Suisse, il peut en effet s’avérer délicat de ménager des références romandes et alémaniques en un seul slogan. De fait, les publicités helvétiques misent davantage sur l’humour doux que sur la blague désopilante, à l’image des sketchs au crayon de La Mobilière.
Les limites culturelles
«Savoir faire rire ses troupes, plus généralement savoir utiliser des images et des métaphores de l’activité collective, est une caractéristique des leaders charismatiques, ajoute Eric Davoine. De fait, il donne un pouvoir sur la dynamique sociale de l’entreprise.» Néanmoins, son utilisation dépend de l’organisation d’une entreprise et aussi des corporations de métier. Ainsi, les blagues des horlogers ne feront pas forcément rire des financiers, et inversement.
«L’humour est relatif à un environnement culturel au sens large, précise le professeur. Des collègues ont montré que le sens de l’humour est une compétence sociale souvent valorisée chez les managers britanniques, alors qu’il l’est beaucoup moins chez les managers allemands. Un politicien comme Boris Johnson serait par exemple difficilement exportable à l’étranger.» L’humour a donc ses limites et ne se décrète pas depuis une hiérarchie. Ainsi, pour les responsables d’équipe, l’humour est un exercice délicat, car s’il faut pouvoir se moquer du chef, l’inverse peut s’avérer néfaste. Le risque est alors de heurter certaines sensibilités ou de se mettre des collègues à dos. L’humour doit donc toujours rester respectueux et non offensant pour qu’il soit bien accepté.