Le premier réflexe matinal de Philippe avant d’allumer la machine à café, c’est un coup d’œil aux courriels professionnels tombés pendant la nuit: un regard sur ses notifications sociales, puis une lecture attentive des rapports sur les projets en cours mis à jour sur Slack. Philippe est chef de projet dans une PME fribourgeoise. Son employeur l’a engagé et le paie pour implémenter un important virage stratégique de l’entreprise. Du moins sur le papier. Car dans les faits, la journée type de Philippe se résume en un gros gloubi-boulga de micro- et méga-tâches auxquelles il doit répondre asap.

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Tenez: Marion de la comptabilité a besoin de deux dernières précisions chiffrées pour préparer le forecast en vue du comité de direction qui aura lieu dans trente minutes sur Zoom. Mais Cynthia du back-office déboule au même moment par e-mail avec une demande de validation pressante, tandis que le call de 9 heures pour brainstormer sur le prochain projet d’envergure de l’entreprise est maintenu. Et ainsi de suite. Philippe est multitâche. Mais personne n’oserait lui dire qu’il est contre-productif. Car à 16 h 30, il n’a toujours pas démarré les tâches pour lesquelles il est engagé et payé.

Toutes et tous victimes du multitâche

Le cas de Philippe est un exemple fictif. Au détail près qu’il ressemble à notre quotidien. Nous sommes en effet toutes et tous victimes du multitâche (ou multitasking pour rester corporate). Louée naguère dans les descriptions de postes, cette capacité à gérer plusieurs tâches en même temps se révèle une imposture. Plusieurs études en neurosciences cognitives l’attestent: malgré son adaptation à l’immédiateté de l’époque, notre cerveau n’est pas fait pour réaliser plusieurs tâches décisives en même temps. C’est même neurologiquement impossible. Le multitasking serait-il donc le plus gros mensonge prononcé par les théories managériales contemporaines?

Notre périple commence dans notre cerveau. Comme l’attestent les études du Massachusetts Institute of Technology (MIT), de l’Université Stanford et bien d’autres, nous ne pouvons pas faire plusieurs choses à la fois. Mais pourquoi? Ann Kato est professeure honoraire au département des neurosciences à l’Université de Genève. En 2016, elle expliquait sur son blog du Temps que «le multitasking provoque une augmentation de la production de cortisol, une hormone du stress, ainsi que de l’adrénaline capable de sur-stimuler le cerveau. Ces substances peuvent causer un brouillard mental et même des pensées confuses.»

Ann Kato poursuit: «Le multitasking crée une boucle de dépendance due à la libération de la dopamine, un neurotransmetteur produit par le cerveau qui nous récompense. Chaque petite tâche donne un sentiment de récompense qui nous fait croire que nous avons réalisé énormément de travail. En fait, nous n’avons réalisé que plusieurs petites choses au lieu d’une tâche majeure.» A la clé, une baisse de la performance globale de 20 à 50%. Vous voyez le paradoxe de l’époque?

Apprendre à prendre du temps

Cette contradiction est au cœur des préoccupations des concepteurs d’expérience utilisateur comme Quentin Kuntzmann. Le Dijonnais est psychologue en UX (user experience). C’est-à-dire qu’il conçoit, teste et développe des outils numériques, certes, mais qui n’entravent pas la capacité des gens à réaliser des tâches. Il rappelle que «nous avons un cerveau de chasseur-cueilleur avec des smartphones dans les mains. Il existe un décalage flagrant entre les capacités de notre cerveau et les outils à disposition. Individuellement, nous devons également nous prendre en main pour limiter les conséquences du multitâche.»

Expert en innovation d’entreprise,  Mathieu Menet fournit ses services à diverses sociétés, notamment les Transports publics de Lausanne. Aussi bizarre que cela puisse paraître, le Lausannois apprend aux autres à prendre le temps. Celui consacré à la réflexion, à la créativité, à la collaboration, aux décisions qui font avancer. Sans parasitage.

Comme beaucoup d’autres, Mathieu Menet applique la méthode du «design sprint». Très en vogue dans les start-up et développée par l’ancien designer de chez Google Ventures Jake Knapp, le design sprint permet de «boucler le temps consacré au design et à la validation d’une solution». Et s’y tenir. «On va couper toutes les notifications, le téléphone et se concentrer pendant cinq jours sur ce que l’on a à faire. Sans distractions.»

Discipline personnelle

Fondateur de Design Sprint, Steph Cruchon accompagne les C-Level dans cette direction: «Si les entreprises veulent innover et créer quelque chose de nouveau, elles ont besoin de temps. Elles doivent s’offrir cet espace de réflexion. Il s’agit donc d’un lâcher-prise où l’on abandonne son agenda de manager pour se concentrer sur un projet vraiment important pendant une journée, une semaine.»

Le conseil: «Désactiver les notifications et travailler avec des to-do lists raisonnables à faire au quotidien, en s’octroyant des pauses (sans aller sur les réseaux sociaux) pour ne pas mettre mon cerveau dans un contexte de charge cognitive», explique Quentin Kuntzmann.

Au fil de sa carrière à la direction des ressources humaines de diverses multinationales en Suisse, Agnès Gabirout reconnaît que «le multitâche n’était pas nécessairement un critère lors du recrutement. Il y a des métiers, comme l’événementiel, dans lesquels il est difficile d’y échapper. Ce n’est pas non plus un sujet forcément discuté dans les comités de direction, ni verbalisé par les collaboratrices et collaborateurs. Plusieurs viennent me voir pour me dire qu’ils ont trop de travail, mais ils n’imputent pas cette surcharge au multitasking.»

Pourtant, des solutions existent: «Le rôle du manager est de rappeler les priorités, de ne pas submerger les collaborateurs avec des demandes urgentes. Quant au collaborateur, il doit savoir se retenir, prendre conscience du présent, apprendre à prioriser et réapprendre à faire une seule chose à la fois tout en osant dire non.» Mais cette aptitude est-elle compatible avec la frénésie du monde du travail actuel? «C’est de la discipline personnelle, souligne Agnès Gabirout. Quant aux directions, elles doivent mieux gérer les priorités. Sous prétexte de nouveauté, d’être à jour, elles enfourchent de nouveaux projets alors qu’elles devraient se limiter à quelques sujets phares. Toutes les nouvelles idées ne sont pas toujours bonnes à suivre.»


«Je faisais du surplace»

A 25 ans, Mehdi Izemmour compte déjà trois entreprises, dont la petite dernière, Melriver, fondée en 2019.

A 25 ans, Mehdi Izemmour compte déjà trois entreprises, dont la petite dernière, Melriver, fondée en 2019. L’entreprise fribourgeoise est un studio qui incube ses propres marques en ligne et développe des solutions e-commerce pour d’autres entreprises. Jeune CEO, il gère, à distance, via Slack, quatre employés et une vingtaine d’indépendants entre Los Angeles, Amsterdam, Hongkong et d’autres lieux de la planète. Alors, quand on lui parle de multitasking, le Fribourgeois se sent très concerné.

Mehdi Izemmour a «toujours essayé de gérer le plus de choses en moins de temps». Ce rythme effréné suit son cours jusqu’au jour «où j’ai réalisé que je n’avançais pas sur le travail effectif. Je ne gérais que les à-côtés des projets. C’était comme si je faisais du surplace.» Alors le jeune homme change radicalement de méthode: «Mon portable est sur le mode «Ne pas déranger» de 8 h à 17 h. Les notifications sont désactivées. Je décide quand je suis atteignable et quand je vais consulter les flux d’informations. Je suis donc maître de mon temps.»