Une journée dans la vie professionnelle du soldat le plus haut gradé de Suisse commence à 5h30. Pas avec un café et encore moins avec la «diane debout» comme à l'école de recrues, mais tout équipé dans la voiture de service, en tenue A (sortie) ou C (travail) selon l'horaire. Un policier militaire conduit Thomas Süssli de son domicile près de Sursee à Berne: par l'autoroute, pas à travers le pittoresque Entlebuch ou l'Emmental. A l'arrière, le chef de l'armée feuillette les documents de la journée et prépare des stratégies pour les entretiens à venir. Après une bonne heure de route, les premiers rendez-vous sont prévus à 7 heures, souvent des briefings de fond ou des réunions avec ses communicants.

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Les journées de la semaine sont strictement structurées: les lundis sont consacrés aux affaires internes et aux travaux administratifs, les mardis aux rencontres bilatérales, les mercredis aux réunions du commandement de l'armée, les jeudis aux rendez-vous externes et, si le vendredi reste effectivement vierge dans l'agenda, le commandant de corps Süssli en profite pour rendre visite aux troupes: même sans préavis. Les soirs, de nombreuses manifestations et apparitions se succèdent, les clubs de sergents et les sociétés d'officiers veulent avoir le chef de l'armée avec eux, les politiciens lui font part de leurs préoccupations et de leurs opinions.

Joie et sens

Jusque-là, rien de bien original. Ce plan hebdomadaire ressemble beaucoup à celui des cadres de l'économie privée, à l'exception peut-être des visites surprises et du grand intérêt porté à la base, c'est-à-dire aux collaborateurs, et de l'apparence du protagoniste: Thomas Süssli, 55 ans, plutôt jeune, grand et sportif, est assis à sa table de conférence en tenue de camouflage. Un ancien banquier et expert en informatique, devenu entre-temps entrepreneur, qui est passé en 2015 du service de milice au corps des officiers de carrière. 

Le métier de soldat est-il plus agréable? «J'y trouve beaucoup de plaisir, mais dans chacun de mes emplois, j'ai eu le sentiment d'être au bon endroit», répond Thomas Süssli en souriant. Et la raison de son passage à la fonction publique, moyennement rémunérée? «L’utilité. La banque était aussi passionnante, le secteur a du rythme», dit Thomas Süssli, qui a également apprécié son séjour en Asie. «Mais ce qui a fait pencher la balance, c'est de pouvoir faire quelque chose tous les jours pour la sécurité de la Suisse, c'est ce qui me motive encore aujourd'hui», dit-il.

Thomas Süssli, qui a pris ses fonctions en janvier 2020, était certes auparavant considéré comme un candidat, mais pas vraiment comme un favori. Entre-temps, l'approbation de sa nomination s'est étendue de la gauche au centre de l'échiquier politique: «Je salue le fait que l'on ait fait appel à quelqu'un de quasiment extérieur, et non plus, comme auparavant, à quelqu'un strictement issu du sérail», déclare Priska Seiler Graf, politicienne socialiste expérimentée en matière de défense. Le conseiller aux Etats UDC Werner Salzmann, président de la Commission de la politique de sécurité de la chambre haute, considère Thomas Süssli «comme très intelligent et loyal envers la politique». Il loue par ailleurs ses «exposés très bien préparés» et toujours «libres et donc convaincants». 

Le colonel Dominik Knill, président de la Société suisse des officiers, fait des observations similaires: Thomas Süssli est un «excellent orateur», il va «ouvertement à la rencontre des autres, écoute attentivement et fait preuve d'authenticité dans ses déclarations». Au sein du département de la défense, il est considéré comme quelqu'un qui ne s'intéresse pas seulement à l'expertise professionnelle de ses hommes, mais aussi à leur bien-être et avec qui, même les collaborateurs civils, n'hésiteraient pas à aller boire une bière.

Le bureau de l’aile est du Palais fédéral était déjà le siège officiel de ses prédécesseurs. Thomas Süssli a remonté la table de travail pour en faire un pupitre et a placé un grand écran appelé «Social Wall» devant le mur. Celui-ci affiche sur plusieurs champs des textes, des images et des vidéos - par exemple d’un cours de répétition d'un bataillon d'infanterie refroidi par la neige - qui font le tour de la toile avec des hashtags pertinents pour l'armée.

La numérisation est l'un des grands thèmes que Thomas Süssli fait avancer au sein des forces armées. Le fait que deux mondes s’unissent en sa personne, se manifeste ces jours-ci dans son agenda bien rempli: ses estimations et son expertise sont plus demandées que jamais, alors qu’une guerre sanglante fait rage à deux pays d'ici.

La fin des dividendes de la paix

Ce n'est qu'à une très faible majorité que le peuple a approuvé, il y a deux ans, l'achat de nouveaux avions de combat pour un montant de six milliards de francs. Actuellement, selon un sondage, 60% des Suisses s'opposent à l’initiative sur les avions de combat, qui vise à empêcher l'achat du Lockheed Martin F-35, pour lequel le Conseil fédéral a entre-temps opté. 

Cela reflète la nouvelle insécurité qui ne touche pas seulement le peuple helvétique: en Autriche, pays également neutre, des observateurs s'arrachent les cheveux à l'idée que les forces armées, chroniquement sous-financées, doivent continuer à être maintenues à une petite échelle, selon un mélange d’opportunisme (en cas d'urgence, l'OTAN apportera son aide), de pacifisme naïf et d'espoir qu'il ne se passera rien. Et en Allemagne, où 100 milliards d'euros doivent être mis à disposition à court terme pour des projets d'armement, une majorité relative s'est prononcée en faveur d'une réintroduction du service militaire obligatoire. 

Les dividendes de la paix, les peuples en sont conscients, ne sont plus guère envisageables à moyen terme. Pouvoir se défendre contre des agresseurs extérieurs est dans l'air du temps.

Thomas Süssli est devenu un interlocuteur recherché, il a donné des interviews dans des quotidiens, des journaux dominicaux et des émissions de radio populaires en Suisse alémanique. Lors de notre entretien dans son bureau, il fermait parfois brièvement les yeux en parlant, preuve d’une concentration maximale. Il peut encore moins se permettre de faire des erreurs de rhétorique qu'un politicien.

«Aussi bien la guerre de l'information que la lutte contre les véhicules blindés équipés d'armes guidées jouent un rôle de plus en plus important.»

Défense multifactorielle

Concernant les éventuelles leçons à tirer de la guerre en Ukraine, Thomas Süssli estime qu'il est «encore un peu tôt» pour parler concrètement. Une conclusion peut néanmoins déjà être tirée: «Aussi bien la guerre de l'information que la lutte contre les véhicules blindés équipés d'armes guidées jouent un rôle de plus en plus important», résume-t-il.

La disponibilité d'un budget de deux milliards de francs supplémentaires, comme le prépare actuellement la politique, ne détournerait pas Thomas Süssli du plan d'acquisition. D'abord la défense aérienne intégrée avec de nouveaux avions de combat, en même temps que la défense aérienne sol-air, ensuite la «mobilité protégée» pour les troupes au sol, puis l'artillerie et les investissements dans le domaine cybernétique: c'est l'ordre décidé pour combler les lacunes en matière de capacités, «que je considère aussi comme juste, et avec de l'argent supplémentaire, nous pourrions accélérer les choses».

L'armée, qui s'est rétrécie au fil des décennies et qui, dans le cadre du processus de réforme de 2003, a été réduite au «maintien des compétences» en matière de combat, doit à nouveau développer ses capacités «en profondeur» afin de pouvoir défendre la Suisse sur une longue période. Cela ne concerne pas seulement le fameux délai de quatre semaines pendant lequel les forces aériennes pourraient maintenir durablement quatre avions en vol en cas de menace. Mais aussi de se positionner en matière de «multifactoriel», c'est-à-dire de pouvoir combattre parallèlement au sol, dans les airs, dans le cyberespace et dans l’électromagnétique.

En outre, les brigades de combat actuelles devront plutôt se diviser en bataillons agrandis, car les formations blindées de grande envergure ne trouvent de toute façon pas de place dans la Suisse alpine et urbaine. Enfin, Thomas Süssli affirme plus clairement que tous ses prédécesseurs que les obligations de neutralité deviendraient caduques en cas d'attaque et que la Suisse pourrait alors conclure des alliances. 

Pour cela, l'avion de combat F-35 est l'outil le plus important: grâce à de nombreuses commandes de pays voisins membres de l'OTAN, «il est désormais l'avion de combat le plus européen», explique le colonel Dominik Knill. Avec lui, la Suisse est «un partenaire fiable en Europe et génère une forte valeur ajoutée pour la surveillance aérienne dans l'espace alpin. Les pays voisins et l'OTAN sauront l'apprécier». Le mot-clé est l'interopérabilité.

Prestataire de services interne

La décision de nommer Thomas Süssli comme chef de l'armée a été aussi surprenante que le vote en faveur du F-35. Pour succéder au romand Philippe Rebord, contraint de se retirer suite à une grave thrombose, on donnait de meilleures chances à Hans-Peter Walser et Claude Meier. Mais les connaisseurs s'accordent à dire que la conseillère fédérale Viola Amherd voulait un nouveau départ à la tête de l'armée, une modernisation. Claude Meier et Hans-Peter Walser, deux militaires de carrière chevronnés, l'un fantassin, l'autre pilote, représentent l'ancien cœur de métier.

Thomas Süssli, quant à lui, vient du service sanitaire comme officier de milice. Après sa reconversion en tant qu'officier de carrière en 2015, invité par le chef de l'armée de l'époque, André Blattmann, il a d'abord commandé une brigade logistique. Puis, à partir de 2018, la base d'aide au commandement, un prestataire de services interne qui assure la communication de l'armée, organise la cyberdéfense et doit également approvisionner l'ensemble du département en matière de technologie informatique.

Il s'agissait d'un match à domicile pour Thomas Süssli: à l'âge de 23 ans, il est entré dans le monde de l'informatique en tant que directeur des activités commerciales d'UBS. Informaticien de gestion de formation, il est resté plus de dix ans dans la grande banque, a dirigé des projets et des départements, est devenu en parallèle officier de milice et commandant d'un bataillon d'hôpital, et a également suivi son premier stage d'état-major général. 

A l'époque, l'engagement militaire volontaire de Thomas Süssli dérangeait son supérieur. Pour pouvoir continuer à travailler, il a repoussé le deuxième stage d'état-major général, mais a tout de même démissionné en 2001 pour pouvoir l'entreprendre.

Parallèlement, il s'est mis à son compte avec des collègues d'UBS: avec leur entreprise IFBS, ils ont construit un système de négoce pour le prêt de titres. En 2007, ils ont vendu l'entreprise à Comit, une filiale de Swisscom. Chez Vontobel, il a été promu responsable d'une partie du négoce, mais la crise financière a rapidement plombé cette activité. 

Thomas Süssli est passé chez Credit Suisse en tant que responsable du conseil en investissement pour les gestionnaires de fortune externes et est finalement retourné chez Vontobel à Singapour. Ses derniers emplois dans le secteur bancaire étaient tous des postes de direction: il devait trouver les bonnes personnes, formuler une stratégie et une vision, puis motiver les troupes à partir dans cette direction.

Un énorme besoin de rattrapage 

L'armée a un énorme besoin de rattrapage. «Depuis la deuxième moitié des années 1990, les investissements de renouvellement ont été retardés, la droite s’est mis à la remorque de la gauche», juge Rudolf Jaun, professeur émérite à l'Académie militaire de l'EPFZ et auteur de l'ouvrage de référence «Histoire de l'armée suisse» paru en 2019. Il s'agit désormais de rester «apte au combat, non pas à partir de la frontière sur l'ensemble du territoire, mais de manière ponctuelle». Thomas Süssli, estime Rudolf Jaun, a l'air «courageux et convaincant, il s'attaque aux problèmes».

En effet, Thomas Süssli adopte un rythme serré pour cette transformation, «assez ambitieux pour certains collaborateurs», relève le représentant des officiers Dominik Knill. Des remarques telles que «nous ne sommes pas dans l'économie privée, où l'on peut avoir des propositions de solutions prêtes à l'emploi le lendemain» ont déjà été faites. De plus, un ex-officier de milice devenu chef, dont la patrie militaire est le service sanitaire, doit se battre pour se faire accepter par des militaires de carrière issus des troupes de combat classiques.

«Je pense que cela n'a pas toujours été et n'est pas toujours facile pour lui dans le corps des officiers de carrière», déclare Werner Salzmann. Thomas Süssli lui-même ne nie pas de telles réticences: «Oui, je les rencontre, bien sûr, et je les accepte.» Selon lui, comme dans toute organisation, personne dans l'armée ne dispose de l'ensemble des connaissances. «Il est important de pouvoir écouter les spécialistes, j'en suis tributaire, et c'est ce que je fais», dit-il. 

Cela ressemble à un style de direction moderne, et Thomas Süssli le cultive effectivement. Il veut être un exemple. Donner des visions sensées. Faire preuve de compréhension entre les supérieurs et les collaborateurs afin que tous comprennent ce qui se cache derrière les décisions. Donner confiance, également dans le sens de la tactique de mission militaire: le résultat est donné, mais pas le chemin pour y parvenir. 

Enfin, les hommes doivent assumer des responsabilités et non pas rendre les processus responsables. Tous ces principes, qui se répandent également dans les entreprises modernes, «j'essaie de les respecter moi-même». Dominik Knill voit en Thomas Süssli un «communicateur chevronné»: «Ce n'est pas un général classique avec un casque d'acier.»

Agilité en uniforme 

L'aspect économique dans la gestion prend une importance grandissante. Car contrairement à d'autres chefs d'état-major général, Thomas Süssli dirige également, avec le groupement de la Défense du DDPS, toute une série d'offices fédéraux civils comptant 9000 collaborateurs, dont 7000 civils: immobilier, finances, personnel, tout y passe. La mise en place d'un cyber-commandement exige de toutes nouvelles compétences en matière de recrutement, car il doit ici pouvoir s'adresser aux enfants du numérique et les attirer: dans ses autopromotions, l'armée parle aujourd'hui, comme si cela allait de soi, d’«enabling» et d'«agilité».

Lorsqu'il s'entretient avec des CEO et des présidents de groupes, Thomas Süssli bénéficie de sa maîtrise de la langue de l'économie privée. Pour lui, la renaissance qui se dessine de la valorisation de l'expérience de commandement militaire dans les entreprises suisses s'explique par les «temps d'incertitude et de grands changements actuels: il faut des personnes capables d'analyser systématiquement les situations, d'élaborer des recommandations d'action et des variantes, et ensuite de se tenir au front et de les défendre».

En même temps, un chef de l'armée doit pouvoir traduire les souhaits de la politique dans le langage militaire, faire le lien entre les deux mondes. Selon Dominik Knill, il «réussit bien ce grand écart». Thomas Süssli entretient des relations de travail productives et «tout à fait normales» avec Viola Amherd qui, selon les initiés, est toujours étrangère à son domaine d'activité: «Nous nous rencontrons en moyenne trois à quatre fois par semaine, et lorsqu'il y a quelque chose d'urgent à régler, on s'appelle brièvement.» 

Thomas Süssli n'a plus le temps de faire d’entraînements d'infanterie prolongés en plein air. Une ou deux fois par semaine, il fait du sport, surtout du jogging et du fitness, il en a besoin «pour s'aérer l’esprit et rentrer dans l'uniforme». Lui qui était autrefois «un très bon tireur», ne vient plus au tir qu'une fois par an. Ses deux filles adultes ayant quitté le domicile familial, il cite encore les livres comme passe-temps, «par exemple l'histoire, le management ou l'économie». Bien sûr, il a aussi lu Clausewitz et Sun Tzu, «je crois même qu'ils sont ici sur l'étagère du bureau».

Il en va de Thomas Süssli un peu comme de l'avion de combat F-35. Tous deux sont surprenants et n’ont pas encore atteint leur stade de maturité pour une évaluation, mais il est tout à fait possible qu’ils se révèlent être une chance pour l'armée suisse.

Dirk Ruschmann
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