«La bienveillance est la volonté sincère d’accepter, de respecter l’autre et d’agir avec proportionnalité en prenant en compte l’intérêt d’autrui», telle est la définition de Raphaël H Cohen, CEO de Getratex et l’un des premiers à avoir écrit en français sur le leadership bienveillant. C’était il y a dix ans déjà.

«Etre bienveillant, c’est aussi dire ce qui n’est pas acceptable», pointe Massimo Lorenzi, qui dirige des équipes depuis plus de vingt ans à la RTS et qui est actuellement à la tête de 70 collaborateurs. «Il n’y a pas d’école pour se former à être manager. Il faut se frotter à la réalité, estime-t-il. Ma meilleure formation a été de subir un management toxique du type ‘si tu n’es pas d’accord, tu es contre moi’. C’est tout faux! Il faut essayer de faire fonctionner ensemble les désaccords.»

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Ludovic Morand, cofondateur de Tebicom, société d’informatique de 80 collaborateurs, va même plus loin: «C’est comprendre qu’on n’est pas toujours la meilleure personne pour prendre toutes les décisions, sur le plan technique, mais également organisationnel. Qui de mieux qu’une équipe sait comment elle veut fonctionner?» interroge-t-il. La PME fribourgeoise est passée en mode holacratie en février 2020. Voici quelques-uns de leurs enseignements.

«Ce n’est pas un monde de bisounours»

Une démarche utopique? «On n’est pas dans un monde de bisounours. Le leadership ‘équi-bienveillant’ est un arbitrage entre la bienveillance, l’équité et la performance», ajoute Raphaël H Cohen. Lorsqu’on sait qu’à l’échelle mondiale moins de 20% des projets atteignent leur but dans les délais et les coûts prévus, selon une étude du Project Management Institute (PMI), on voit que le potentiel d’amélioration du management est énorme.

Etre dirigeant, c’est une fonction qui vous change, selon Massimo Lorenzi. «Ce n’est plus le moi qui compte mais le nous, appuie-t-il. J’ai appris en faisant des erreurs. Mon obsession continuelle est: comment je fais pour que le travail soit bien fait dans un bon climat? Par exemple, comment ne pas décourager les collaborateurs, alors qu’il y a des mesures d’économies? Pour cela, je dois être impliqué, crédible, compétent et solidaire. Et s’il y a des choses non négociables, je le dis.»

Se confronter aux ego, le sien et celui des autres

Dans cette recherche de bienveillance, l’ego reste une pièce centrale à manipuler avec précaution. «Il y a le mien en premier à gérer, observe Massimo Lorenzi. Le leader doit agir comme une autorité de régulation pour faire collaborer des ego différents. Je ne suis pas favorable à casser les ego, ce sont des solistes au service de l’orchestre, mais il faut les cadrer et savoir dire si quelqu’un interfère sur le fonctionnement global. Une bonne manière est de demander ce que vous pensez de cette situation.»

Maîtriser son excès de passion et savoir se taire pour laisser la parole aux autres est un point sur lequel tous travaillent. «Ça peut perturber au début, notamment dans les séances de gouvernance où tout le monde est à présent au même niveau. L’ego, j’essaie de le mettre de côté et ne donne plus mon avis sur tout et n’importe quoi. Ça a permis de faire germer de super idées. Jouer avec cette nouvelle organisation est aussi très positif», apprécie Ludovic Morand. Tout comme les autres collaborateurs, il a désormais des rôles assignés, stratégiques, opérationnels, mais aussi parfois drôles.

La bienveillance est un outil, pas une fin

Chaque entreprise est unique, raison pour laquelle il n’y a pas un modèle figé de leadership, mais des leviers à utiliser, suggère Raphaël H Cohen. «La bienveillance n’est pas une fin en soi, mais un outil pour avoir des collaborateurs engagés», précise-t-il.

L’un des leviers privilégiés par Massimo Lorenzi est la traque aux non-dits. «Je suscite les réactions critiques de mes collègues, appuie-t-il. Il n’y a rien de pire que les non-dits. C’est une plaie. Il faut parfois faire accoucher les gens parce que certains n’aiment pas parler.» Pareil pour lui, il doit pouvoir partager lorsqu’il a des doutes ou des déceptions. «Mais il y a un temps pour tout: discuter, décider, faire, débriefer, corriger et on recommence», scande-t-il.

L’effet du covid et des millennials

Certains patrons semblent découvrir l’importance du collectif, alors que, dans le sport, on l’entretient depuis toujours. La pandémie a accéléré le besoin de recourir à un management collaboratif, plus agile. Raphaël H Cohen souligne un autre élément: «Les millennials sont allergiques à l’autorité hiérarchique, sauf si c’est une autorité légitime.» On n’est plus dans un rapport de domination. Le développement de collaborations internes ou externes atteste cette tendance.

Face à la pénurie de collaborateurs dans certains secteurs, c’est même devenu un pilier central du recrutement. «Proposer un modèle basé sur l’autonomie et la responsabilité, et dans lequel chacun accepte ses différents rôles, plaît aux jeunes. Ça ne veut pas dire que c’est «open bar», précise Ludovic Morand. On est dans un domaine où il y a énormément de pression et chacun a son seuil de tolérance au stress, il faut l’accepter et adapter le management.»

Bienveillance jusqu’à l’épuisement?

Leadership «équi-bienveillant», sans ego, inclusif, agile, constitutionnel, les étiquettes se succèdent. Les dirigeants tentent de répondre à tous et à toutes. Epuisant. Cette image de perfection cache le tabou du burn-out des cadres. Comment tenir? «Parfois je suis cuit, mais jamais je n’en ai ras le bol. Je n’ai pas un bon équilibre, admet Massimo Lorenzi. On n’est pas invulnérable et on ne peut pas faire le travail tout seul. Il faut donc pouvoir partager franchement. Par exemple, lors de mon divorce, j’ai averti l’équipe que je serais un peu moins disponible.»

La fatigue vient aussi du modèle américain du manager parfait. Celui-ci va finir par craquer. «La tolérance mutuelle, sans se mettre sur un piédestal, est nécessaire pour durer, rappelle Raphaël H Cohen. A noter également que «traîner» des collaborateurs avec lesquels on n’est pas compatible est improductif et épuisant. Parfois, il vaut mieux s’en séparer.»

L’apprentissage par l’erreur

Apprendre par l’erreur, tous le disent. Dans la pratique, c’est plus compliqué. «On bascule d’une culture de la stigmatisation de l’erreur à la valorisation de celle-ci, observe Raphaël H Cohen. Il faudrait avoir raté cinq start-up pour enfin être un bon candidat. Soyons francs, en tant que décideur, je choisis la bonne idée proposée par celui qui a le moins d’échecs. L’important est de réussir à apprendre de ses erreurs.»

Nommer l’erreur, l’expliquer, la corriger et l’assumer de manière collective, telle est la piste suivie par Massimo Lorenzi, qui débriefe chaque semaine avec ses équipes. «Tout le monde n’a pas la même idée de l’erreur, nuance-t-il. Ce n’est pas le vrai ou le faux qui compte, mais la réflexion et le cheminement qui va avec.»