Comment être un bon manager? Cette question se pose au sein des entreprises de manière récurrente depuis des décennies, si ce n’est depuis toujours. On ne compte plus les méthodes censées améliorer le bien-être ou la productivité des employés. Mais, mises en pratique, beaucoup se sont révélées décevantes, pour ne pas dire des échecs complets.
Auteur du livre Leadership, agilité, bonheur au travail… bullshit!, paru ce printemps, le manager public Christophe Genoud mentionne les exemples de l’open space et du flex office, qui nous ont été présentés comme des moyens de favoriser échanges, créativité et innovation. Or l’inverse s’est produit: les employés ont construit de nouvelles barrières, comme des plantes pour séparer les bureaux, ou utilisent des casques, lorsqu’ils ne se réfugient pas dans des cabines téléphoniques pour faire leurs appels.
Organisations bureaucratiques
«On nous joue du pipeau, estime Christophe Genoud, par ailleurs enseignant à la HEG Genève. Les gens ne sont pas dupes. Il s’agit de gagner de la surface et donc de l’argent. Intuitivement, ce n’est pas stupide, mais on fait abstraction des comportements humains. Les gens sont territoriaux. De plus, le nombre d’interactions que l’on peut avoir en une journée est limité.» En d’autres termes, les émulations qui se produisent généralement autour de la machine à café ne peuvent se généraliser à l’ensemble de l’entreprise.
Selon lui, les organisations, tant privées que publiques, n’ont jamais été aussi bureaucratiques. «On fait croire que l’on maîtrise encore la marche des entreprises, mais celles-ci ne sont plus que des processus. On assiste à une inflation normative. On pense que le numérique va nous en libérer, mais ce n’est pas le cas.» Il cite l’exemple des opérateurs télécoms, qui suivent des procédures extrêmement normées et qui se retrouvent perdus lorsque le problème à traiter sort du cadre. Ainsi, en numérisant les processus, l’informatique tend à accentuer la bureaucratisation.
Autre leurre, les approches dites «agiles», qui permettent de gérer des projets de manière hyper-rapide. Elles peuvent fonctionner dans certaines entreprises informatiques, mais pas dans les grandes organisations. «Plutôt que d’assouplir le réel, on le fige, souligne Christophe Genoud. Aujourd’hui, les grands groupes n’innovent plus, mais acquièrent de l’innovation en rachetant des petites structures.» Un système «libéré» du manager grâce à une responsabilisation accrue des employés peut fonctionner dans une PME – il mentionne la société genevoise Loyco – mais pas dans des firmes de plus grande envergure. Toutes celles qui ont tenté l’expérience, dit-il, sont revenues en arrière.
«On prétend s’être débarrassé de la hiérarchie, mais on remplace le pouvoir du manager par des processus, poursuit-il. Tout est codifié. Le contrôle idéologique est très fort. Les firmes mettent en place des rites, comme les ateliers, les apéros, les chartes ou le team building. L’objectif est de s’assurer de la conformité de l’individu aux valeurs de l’entreprise.»
Repenser le sens du travail
Selon lui, il est trop tard pour revenir en arrière. On peut néanmoins agir à la marge, en travaillant sur la notion de qualité ou de sens au travail. «Les crises sont une occasion de changer les habitudes, on l’a vu avec le télétravail durant le covid», rappelle-t-il. Dans cette optique, il estime que l’on devrait revoir les cursus des MBA en introduisant davantage de sociologie des organisations, de psychologie sociale, d’anthropologie, de philosophie et de sciences politiques.
«L’infection du langage managérial s’est étendue à la vie de tous les jours, ajoute-t-il. On ne parle plus de vacances, mais de projets de vacances. On ne dit plus avoir des enfants, mais avoir un projet d’enfants… On conçoit la vie comme un processus où le bug est inacceptable. D’ailleurs, le rôle du manager consiste désormais à gérer l’imprévu. En ce sens, on n’est pas sorti du modèle tayloriste.» Seul point positif, mais non des moindres: avec cette bureaucratisation extrême, plusieurs domaines sont devenus plus sûrs. C’est le cas dans l’industrie alimentaire, le nucléaire ou l’aviation, par exemple.
Professeur à la Faculté des HEC de l’Université de Lausanne, Jörg Dietz mentionne pour sa part les limites de l’«empowerment», soit le fait de donner plus de pouvoir aux employés afin qu’ils puissent prendre eux-mêmes des décisions. «Pour que cela fonctionne, les entreprises doivent comprendre quelles sont les conditions préalables. Souvent, elles ne donnent pas les ressources nécessaires aux employés, notamment en termes d’informations financières.»
La décision ne représente que le premier pas, encore faut-il avoir les moyens de l’exécuter. C’est pourquoi des adaptations organisationnelles doivent être apportées, par exemple au niveau du budget ou de l’accès aux ressources humaines. «Un changement implique d’autres changements», explique le professeur. Imaginons une entreprise souhaitant orienter sa stratégie vers les bénéfices plutôt que vers les revenus. Elle devra changer les incitations. Si l’on souhaite appliquer une nouvelle théorie, tout doit être aligné.
Changements sociétaux
Autre échec managérial, l’approche «six sigma». Mise en place par Motorola dans les années 1980, elle est censée améliorer la qualité et l’efficacité des processus. «Cette méthode de gestion du changement est extrêmement structurée, indique Jörg Dietz. Pour qu’elle fonctionne, il faut que tout le monde soit d’accord et préparé à l’interne. Cela ne peut pas s’appliquer à un seul département. Un autre problème est sa rigidité. Il est difficile de s’adapter rapidement en cas d’imprévu.» Une fois encore, l’interaction entre la mise en place d’un programme et la capacité de pouvoir l’ajuster se révèle fondamentale.
Prenons un autre exemple, celui de la gestion par objectifs. Souvent, le manager fixe des buts, puis n’intervient plus, à moins que le collaborateur n’arrive pas à les atteindre. Le souci est que les employés ne contribuent pas, en général, à formuler les objectifs. De plus, si le manager n’agit qu’en cas de problème, un climat de contrôle, plutôt que de soutien, s’installe dans l’entreprise.
Autre échec managérial, la structure matricielle. Cette méthode vise à éviter les silos en instaurant un deuxième niveau transversal. Problème: on multiplie le nombre de superviseurs pour une même tâche. «Que se passe-t-il si les instructions sont contradictoires? Cela peut devenir assez conflictuel, souligne Jörg Dietz. En principe, c’est le département qui détient le plus de pouvoir qui finit par gagner.»
Le succès ou l’échec d’une théorie dépend aussi des tendances sociétales. D’anciennes théories sur le monitoring étaient peut-être adéquates il y a encore une cinquantaine d’années, mais, de nos jours, «microgérer» les employés dans une approche purement tayloriste serait un désastre garanti, même pour un travail purement manuel. «Aujourd’hui, les compétences des employés se trouvent davantage dans leur tête que dans leurs mains, relève le professeur. Beaucoup recherchent un travail contribuant au bien-être de la société et accordent plus d’importance à leur work-life balance. Les entreprises ont donc adopté des pratiques flexibles, mais, il y a cinquante ans, ces mêmes pratiques auraient probablement été des flops.»
Enfin, les concepts liés à l’intelligence émotionnelle ou au leadership authentique, très populaires parmi les managers, ne disposent pas d’une base scientifique solide. «On trouve de nombreuses formations sur ces thématiques, mais on ne peut pas définir ces comportements de manière exacte, explique Jörg Dietz. Des leaders comme Donald Trump, Angela Merkel ou Emmanuel Macron sont considérés comme authentiques par une partie de la population, mais pas par une autre. Par ailleurs, les études montrent que l’intelligence émotionnelle reste très fortement liée à l’intelligence cognitive.»