Ça s’en va et ça revient. C’est fait de tout petits riens…» Qui eût cru que les paroles de CloClo de 1973 feraient aujourd’hui écho aux défis de recrutement des entreprises et de leurs mesures de rétention des collaborateurs mises en place dans un contexte de pénurie de talents? Dans le jargon des ressources humaines, les mots de Claude François portent un nom: l’effet boomerang. Dans les faits, il s’agit de cette tendance à quitter son employeur pour acquérir d’autres expériences chez la concurrence (ou ailleurs), avant de revenir dans la crémerie initiale quelques mois ou des années plus tard.

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Si tout cela ressemble à une infidélité professionnelle, il n’en est rien. L’effet boomerang peut même être une opportunité pour l’employeur quitté de bénéficier des nouveaux acquis de son ex-collaborateur. Nous y reviendrons. Tendance de fond ou épiphénomène des évolutions du monde du travail, l’effet boomerang frappe la Suisse. Il impose surtout un changement de paradigme dans les cerveaux des organisations lorsque l’on sait que le taux de rotation sur le marché suisse du travail avoisine les 20%, selon l’Office fédéral de la statistique. Et que, avec l’arrivée d’une génération Z (14-27 ans) en quête de mobilité, ce taux risque fort d’augmenter.

Pénurie de talents

Quels sont les enjeux sous-jacents de cette tendance très répandue aux Etats-Unis, mais en devenir en Europe et en Suisse? Que disent-ils de l’évolution du monde du travail? Comment les organisations s’adaptent et profitent de cet effet boomerang en soignant l’expérience employé, les processus de départ ainsi que leur marque employeur? En décembre 2023, la branche suisse du cabinet de recrutement Robert Walters a publié son étude sur ces collaborateurs nostalgiques. L’étude révèle que 69% des actifs suisses seraient enclins à retourner chez leur ancien employeur.

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Une aubaine, selon l’étude, pour les entreprises en mal de solutions dans un marché du travail où la pénurie de talents fait rage. En effet, d’après les conclusions de Robert Walters, «de nombreux répondants maintiennent une forme de contact avec leur ancien manager; 24% d’entre eux le font principalement pour garder la porte ouverte à de futures opportunités d’emploi. En outre, 6% ont admis qu’ils n’avaient pas encore approché leur ancien employeur concernant un retour éventuel, mais qu’ils avaient l’intention de le faire.»

A Zurich, Christian Atkinson dirige la branche suisse du cabinet Robert Walters. Et pour lui, il est crucial que les entreprises anticipent et préparent ce retour de boomerang: «Les actifs, et plus particulièrement la génération des millennials, sont plus enclins à changer de travail au cours de leur carrière et à revendiquer de nouvelles expériences. Le marché suisse est petit, mais dynamique et concurrentiel. Il est sain qu’une entreprise accepte et favorise cette mobilité du collaborateur. Elle pourrait en bénéficier à l’avenir, grâce à l’effet boomerang.» Sauf que ce dernier se prépare, dès la séparation des rapports de travail.

Réussir son off-boarding

En effet, la rupture contractuelle est un art que les entreprises manient de mieux en mieux. La plupart misent sur la qualité de la relation. D’un côté comme de l’autre, il s’agit de ne pas partir fâché, car à l’avenir ils seront peut-être amenés à se recroiser. Ce nouveau code de bonnes manières a un nom: off-boarding (désembarquement), ou l’art de rompre en bons termes en entreprise. Plus concrètement, cet anglicisme regroupe l’ensemble des procédures à respecter pour réussir son divorce professionnel. En espérant peut-être un retour de flamme.

La popularité soudaine de l’off-boarding souligne la capacité des entreprises à s’adapter aux évolutions du monde du travail. L’off-boarding illustre surtout la guerre et la pénurie des talents qui font rage sur le marché du travail. Le recrutement puis l’évolution interne de la perle rare sont un investissement onéreux pour l’entreprise. L’off-boarding permet donc de capitaliser sur cet investissement au-delà des rapports de travail. Et peut-être de récupérer à l’avenir ces collaborateurs enrichis de nouvelles expériences. Enfin, l’off-boarding braque les projecteurs sur l’importance de la marque employeur. Un ex-collaborateur reste un ambassadeur de l’entreprise. Mieux vaut donc soigner son image plutôt que de risquer un dégât de réputation qui pourrait nuire à son attractivité aux yeux des futurs talents. En cas d’effet boomerang, c’est aussi une minimisation des risques de mauvais casting pour l’employeur, car il connaît déjà son collaborateur. Et ce dernier maîtrise déjà les codes et la culture de l’entreprise.

Alors comment les entreprises vivent, s’adaptent et préparent ce retour de boomerang? A Berne, Patrizia Feroleto dirige les ressources humaines de Losinger Marazzi, une entreprise active dans le secteur de la construction. Pour elle, «il y a un enrichissement de l’expérience acquise ailleurs. Le marché suisse est très petit et segmenté. Une personne peut vouloir acquérir de nouvelles expériences. C’est son droit et cela peut représenter une vraie richesse. Peut-être qu’elle reviendra chez nous, peut-être pas. Mais dans tous les cas, je vois cela comme une ‛fertilisation croisée’. Nous avons plusieurs mesures de rétention du personnel, mais on ne peut ni ne veut enfermer les gens si, à un moment ou un autre de leur carrière, ils ont besoin de voir autre chose, quelles que soient leurs motivations.»

Se quitter en bons termes

Quitte à revenir. «Pour favoriser le retour des collaborateurs boomerang, poursuit Patrizia Feroleto, il est impératif de se quitter en bons termes. Ce qui n’empêche pas d’exprimer des critiques. Si un collaborateur désire nous quitter, c’est qu’il y a aussi, au sein de l’entreprise, des éléments qui ne lui correspondent plus. Le marché suisse est par ailleurs bien trop petit pour se quitter en mauvais termes. Dans une carrière, nous sommes très souvent appelés à nous recroiser, dans le même rôle ou dans d’autres fonctions. Nos anciens collaborateurs peuvent devenir des clients, des partenaires, des prescripteurs. Alors ne nous coupons pas un membre et sachons garder de bonnes relations, même lorsque l’on se quitte!»

Les secteurs de la tech et de l’horlogerie sont particulièrement exposés aux effets boomerang, car ultra-concurrentiels et ultra-spécialisés dans les compétences requises. Alors, dans ces domaines, on soigne tout particulièrement cette mobilité. Dans le canton de Fribourg, Anne-Emmanuelle Blum recrute depuis cinq ans les perles rares au sein de la société informatique Softcom. L’entreprise a mis sur pied un club d’alumni: «Ce sont de possibles futurs candidats et des clients en devenir. Cela nous permet de lutter contre la pénurie de talents. Dans notre secteur, le marché est petit. Tout le monde se connaît. C’est donc très important de soigner la relation.»

Off-boarding, un héritage des multinationales

Au fil de sa carrière à la direction des ressources humaines de diverses multinationales en Suisse, Agnès Gabirout a accompagné la révolution mentale des entreprises dans la mise en place de processus d’off-boarding. Elle officie aujourd’hui à la tête des RH de l’école privée Champittet: «Après quelques années d’expérience, il est naturel de croire que l’herbe est plus verte ailleurs. Et de vouloir en faire l’expérience. C’est d’ailleurs un trait de caractère des multinationales américaines.»

«Depuis les années 1990, poursuit Agnès Gabirout, elles ont introduit dans leur philosophie l’idée que c’était une bonne chose qu’un employé aille se développer, apprendre de nouvelles compétences ailleurs puis revienne en faire bénéficier l’employeur d’origine. Pour l’employeur, cela exige de l’ouverture d’esprit, d’avoir une vision à long terme, d’être conscient de la valeur de ses ex-employés, de leur savoir-faire et savoir-être.» Mais dans toute relation, il faut être deux pour se quitter en bons termes.