Comment les moins compétents parviennent-ils à se maintenir au pouvoir? Isabelle Barth, conférencière et professeure en management à l’Université de Strasbourg, explore cette question dans son nouvel ouvrage intitulé La kakistocratie ou le pouvoir des pires – Voyage au cœur de l’incompétence, paru en janvier 2024. Basé sur de nombreux témoignages, ce livre aborde une réalité vécue par beaucoup, qui ne se limite pas aux grandes administrations publiques, mais se retrouve également souvent dans les PME et les start-up.
Vous mentionnez dans votre livre que des «kakistocrates» existent depuis longtemps dans la sphère politique, l’art ou la médecine. Comment peut-on les identifier dans le monde professionnel actuel?
Il est crucial de distinguer le ressenti personnel de l’objectivation des faits. Une personne peut ne pas apprécier son supérieur, avoir une manière de travailler différente ou manquer de visibilité sur la stratégie de l’entreprise. Cela étant dit, certains signes ne trompent pas, tels que la non-performance, un responsable qui délègue systématiquement ses tâches, un climat de tension générale ou une équipe souffrant de stress et de burn-out. Par ailleurs, il est important de différencier deux types d’incompétence: celle liée au management, qui est la plus préoccupante, et celle liée aux compétences techniques, qui est généralement plus facile à corriger.
Quels sont les différents types de kakistocrates?
Il y a ceux qui s’ignorent et ceux qui s’assument, bien que ces derniers soient plus rares. Les premiers sont souvent dans le déni. Certains pensent que leur obtention du poste suffit à justifier leur compétence. Souvent, c’est un problème de système: de nombreuses personnes accèdent à des postes à responsabilité via des concours qui, bien que difficiles, ne correspondent pas toujours aux compétences requises. C’est une des raisons pour lesquelles il est si difficile pour les individus concernés de se remettre en question, ainsi que pour beaucoup d’autres, par un effet domino.
Ce phénomène est fréquent dans les administrations publiques et les grands groupes. A quel point le retrouve-t-on également dans les PME et les start-up?
La kakistocratie rime avec bureaucratie, mais de nombreux cas sont fréquemment signalés au sein des PME et des start-up. Dans les entreprises familiales, l’exemple le plus courant est celui du dirigeant qui favorise son fils ou sa fille. Quant aux start-up, souvent perçues comme des bastions de compétence, les fondateurs ont tendance à s’entourer de proches qui, bien que techniquement compétents, manquent souvent de compétences managériales.
«La kakistocratie évoque l’insuffisance professionnelle, tandis que la médiocrité représente le royaume du moyen»
Kakistocratie et médiocrité sont des concepts étroitement liés. Dans quelle mesure ce terme fait-il également écho à des notions telles que le clientélisme, le favoritisme ou même la corruption?
La kakistocratie évoque l’insuffisance professionnelle, tandis que la médiocrité représente le royaume du moyen: il ne faut pas faire de vagues. On peut être insuffisant sans recourir à des pratiques corrompues, mais ces phénomènes peuvent souvent coexister.
Existe-t-il des différences culturelles selon les pays?
En France, le centralisme renforce un système où quelques élites issues des grandes écoles accèdent au pouvoir, souvent sans avoir les compétences requises. Ce phénomène est probablement moins marqué dans des pays plus décentralisés, comme la Suisse, et moins courant dans des nations où il est plus facile de licencier, comme les Etats-Unis. Par ailleurs, dans les régions influencées par le protestantisme, les individus tendent à être plus pragmatiques, plus enclins à la remise en question et attachent moins d’importance au statut. Cela dit, il s’agit d’une problématique qui reste universelle.
Est-elle en hausse?
Elle existe en germe depuis très longtemps. Bien qu’elle ait toujours été présente à travers les siècles, elle est aujourd’hui plus visible et davantage discutée. Depuis une vingtaine d’années, et particulièrement depuis le covid, les gens sont plus attentifs à leur bien-être et à la reconnaissance de leur travail, devenant ainsi plus exigeants envers le management. Par ailleurs, les réseaux sociaux et la quête de transparence jouent un rôle important. Les entreprises sont notées, les sites de dénonciation se multiplient et les rapports hiérarchiques tendent à devenir plus horizontaux, réduisant le respect traditionnel du statut. Autrefois, on pouvait penser: «Il est incompétent, mais c’est mon chef.» Aujourd’hui, ces situations sont moins tolérées et les dénonciations plus fréquentes.
2008 La professeure des universités mène diverses recherches auprès des entreprises.
2011 Directrice générale de l’EM Strasbourg Business School.
2018 Elle exerce différentes fonctions de direction à l’Inseec.
2020 Professeure en management à l’Université de Strasbourg. Mère de six enfants, elle est chevalier de la légion d’honneur et officier de l’Ordre du mérite. Son profil LinkedIn compte aujourd’hui plus de 93 000 followers.
On pourrait imaginer que les diplômes sont une prévention, mais c’est loin d’être le cas.
Le diplôme peut être considéré comme un passeport de connaissances, mais la compétence se mesure par les actions. De nombreuses formations se concentrent souvent sur des savoirs obsolètes ou de plus en plus éloignés de la réalité. Par ailleurs, lors des concours, il arrive que l’on surnote certaines personnes lorsque l’on souhaite s’en débarrasser. Cependant, ces titres garantissent en théorie une certaine agilité intellectuelle qui favorise l’adaptabilité, essentielle pour un manager. Il est également important de souligner que les critères de progression ne sont pas toujours clairement définis.
Quelles sont les conséquences pour les employés soumis à un tel management?
La kakistocratie est un sujet sérieux. Je reçois de nombreux témoignages, parfois très touchants, de personnes ayant lu mon livre et se reconnaissant dans ces pages. Beaucoup d’individus éprouvent un profond sentiment de honte d’évoluer dans un environnement peu compétent. Ils perdent un temps précieux à corriger le travail mal fait par leur supérieur. On observe également un désengagement, ce que l’on appelle aujourd’hui le «quiet quitting», ainsi que des problèmes de santé comme le burn-out, les démissions, les dépressions, et ce sentiment d’aller travailler avec une boule au ventre, sans se sentir accompli. Sans oublier les coûts économiques considérables associés à la sous-performance.
Comment remédier à ce problème?
Comme mentionné, il est possible de dénoncer le supérieur, un phénomène connu sous le nom de «name and shame», qui prend de l’ampleur sur les réseaux sociaux. Avec le pouvoir croissant des employés sur le marché du travail actuel, ce phénomène est en hausse. D’autre part, il est essentiel de renforcer la formation en management. Les entreprises, notamment celles qui se portent bien et ne remettent pas en question leurs pratiques, contribuent paradoxalement à l’incompétence.
Quels sont les principaux obstacles?
Ils sont nombreux. J’ai évoqué le copinage et les problèmes liés aux concours. Il y a également le fait que ceux qui détiennent le pouvoir n’ont souvent pas envie que les choses changent. Un autre obstacle majeur est le risque encouru par ceux qui souhaitent agir en tant que lanceurs d’alerte. De plus, les personnes incompétentes au pouvoir tendent à éviter de s’entourer d’individus compétents, de peur d’être remplacées. A l’inverse, elles peuvent conserver dans leur équipe les employés les plus performants, car ce sont souvent les seuls capables d’assurer le bon fonctionnement du service. C’est ce que j’appelle la trappe de la compétence: les meilleurs collaborateurs voient d’autres partir avec des promotions, tandis qu’ils restent bloqués à leur poste.
Quels sont les déclencheurs possibles pour un changement?
L’accumulation de mauvais résultats, un turn-over élevé des talents, les risques pour la réputation de l’entreprise ou une multiplication des procès pour harcèlement peuvent servir de déclencheurs. Lors de tout changement structurel, l’engagement de la direction est crucial. Cependant, le problème réside dans le fait que c’est souvent cette même direction qui a le plus à perdre, ce qui peut expliquer la longévité de ces systèmes dysfonctionnels.
«Tout le monde a des zones d’incompétence, et c’est en les reconnaissant que l’on peut progresser»
Comment certaines personnes en viennent-elles à accepter un poste pour lequel elles savent qu’elles sont incompétentes?
Le simple fait de recevoir une proposition de poste peut être perçu comme une validation de ses compétences. Il est également important de noter que, dans certains cas, la fonction peut engendrer la compétence. Avec une certaine capacité d’adaptation, on peut apprendre à réaliser des tâches jamais effectuées auparavant, même sans formation préalable.
L’entre-soi, la conformité et le copinage posent problème. La discrimination positive ou les quotas peuvent-ils également favoriser la kakistocratie?
C’est une critique souvent adressée à la discrimination positive, notamment aux Etats-Unis. Cette objection vient habituellement de personnes qui estiment que leur place est menacée. Il est vrai qu’il peut y avoir des dérives, mais aussi des accusations infondées. Lorsque de tels choix sont faits, il est essentiel qu’ils soient effectués «à compétences égales».
Finalement, qu’est-ce qu’un manager compétent?
Un manager compétent repose sur un triptyque. Un tiers de management, axé sur l’optimisation de la performance et des ressources; un tiers de leadership, où il doit être capable de montrer la voie; et enfin, un tiers de coaching, impliquant une capacité de mise à niveau et de proximité. Ces paramètres peuvent évoluer avec le temps. Un manager qui souhaite s’inscrire dans la durée doit être un leader, mais un leader qui ne possède que des qualités de leadership ne perdurera pas. Il existe également des compétences qui ne sont pas seulement «soft», comme savoir bien animer une réunion, mener des entretiens, parler en public, écouter, gérer son temps, être réflexif et se remettre en question. Des techniques existent pour développer ces compétences.
Nous revenons à la question de la formation.
En effet. Par ailleurs, la compétence est toujours contextuelle. Par exemple, elle peut être liée à une stratégie financière spécifique. Une personne peut être extrêmement compétente à son poste et ne plus l’être après le rachat de son entreprise par un grand groupe, dont les actionnaires ont d’autres attentes. Il existe différentes manières d’être compétent. Parfois, des patrons de petite entreprise, qui ont créé leur société et la dirigent depuis vingt-cinq ans, peuvent avoir perdu leurs repères. Tout le monde a des zones d’incompétence, et c’est en les reconnaissant que l’on peut progresser.
Selon l’étude «Adapt to survive» de PwC, l’incompétence implique des coûts économiques importants pour les entreprises: ils s’élèvent à environ 30 milliards de dollars par an aux Etats-Unis. Au niveau mondial, une meilleure adéquation des compétences entre employeur et employé pourrait permettre de dégager 130 milliards de dollars de productivité supplémentaires.