Cédric Murillo-Buscarini est un passionné des mécaniques comportementales, et plus particulièrement de la science de l’influence. Après avoir travaillé près de deux décennies dans le conseil immobilier, il fonde la société Influence Suisse en 2019. Son objectif: fournir aux employés, cadres et entrepreneurs les outils de la communication persuasive pour mieux négocier, de manière plus durable et éthique.
Dans les formations que vous dispensez auprès des entreprises, vous vous appuyez notamment sur la méthode développée par le docteur Robert Cialdini. Pouvez-vous nous en dire plus?
L’auteur du best-seller Influence: The Psychology of Persuasion, vendu à 10 millions d’exemplaires, est la référence en matière d’influence. Ce psychologue américain a constaté que bien des organisations, et leurs managers, tendent à verser dans la manipulation, contraignant les autres à faire des choses qu’ils n’ont pas envie de faire. Or, l’impact de la manipulation est désastreux, au niveau tant relationnel et réputationnel qu’économique – désengagement des équipes, turnover coûteux, dégât d’image, etc. Robert Cialdini a démontré qu’une approche nourrie par ces principes d’influence éthique engendre un bien meilleur retour sur un investissement.
Pourriez-vous nous définir ce qu’est l’influence éthique?
En préambule, il faut rappeler que les travaux du Prix Nobel de l’économie Daniel Kahneman nous ont permis de comprendre que l’être humain fonctionne avec un cerveau réactif et un cerveau réflectif. Le premier étant à l’origine de 90% des décisions que nous prenons. Dans un monde multipolaire et digital, où tout s’accélère, les outils d’influence éthique nous apprennent à savoir utiliser ces raccourcis mentaux afin que l’autre puisse accepter librement une proposition. Par exemple, des recherches ont montré que laisser les collaborateurs fixer un budget au lieu de l’imposer conduit à des performances en moyenne 17% supérieures aux objectifs fixés par la hiérarchie! Voici un exemple concret de l’influence éthique, sans contrainte ni manipulation.
Difficile toutefois de mesurer la manipulation, les interactions humaines étant parfois si complexes à décrypter.
En effet, il n’existe pas encore de «manipulomètre» pour les individus, d’autant que la plupart du temps, on est manipulé sans le savoir. Robert Cialdini lui-même reconnaît la difficulté de lister des éléments tangibles. Seul le renforcement de la connaissance de soi et des autres permet aux gens de détecter la manipulation, que l’on ressent physiquement ou physiologiquement: un sentiment que quelque chose nous dérange, un inconfort qui se répand, un creux dans l’estomac… Dans le sens étymologique du terme, manipulare signifie «conduire par la main». Bien sûr, toute manipulation n’est pas malintentionnée. Le point important, c’est de connaître les intentions et les mécaniques qui sont mises en œuvre.
J’imagine que vous avez souvent affaire à des personnes qui travaillent dans la vente. Quelles sont les bonnes pratiques?
Prenons le cas sur lequel une recherche a été menée et utilisée par le Cialdini Institute et que j’utilise lors de mes formations. Un client se rend dans un magasin de skis et le vendeur lui vante les mérites d’un modèle, affirmant qu’il s’agit de sa dernière paire de skis. Plusieurs principes psychologiques ou «raccourcis de la pensée» s’activent dans le cerveau de l’acheteur: le principe de rareté - si je ne les prends pas maintenant, je risque de ne jamais les avoir - et de la preuve sociale - si tout est vendu, c’est que ce modèle a beaucoup de succès. Le client achète les skis mais revient une semaine plus tard dans le magasin et constate que les mêmes paires de skis sont en rayon. Il demande au vendeur qui lui répond que c’était la dernière paire dans le magasin mais qu’il y en avait encore en stock. L’information a été manipulée et l'acheteur, furieux, ne reviendra pas et fera certainement une mauvaise publicité à l’enseigne. Toutes les techniques de vente très agressives, voire mensongères, sont à bannir et les recherches montrent que les impacts financiers, d’image et de réputation à moyen et long terme sont désastreux.
Tout collaborateur, responsable d’équipe ou de clients est confronté à des demandes, parfois pressantes, qui sortent de l’ordinaire. Comment réagir?
A nouveau, prenons un exemple qui a été étudié lors d’une recherche, celui d’un entrepreneur dans l’informatique en Australie, appelé à intervenir auprès d’un client dont le système informatique est en panne lors d’un week-end. L’entrepreneur traverse le pays afin de résoudre rapidement ce problème. Le client le remercie et il répond: «je vous en prie, c'est normal, on fait ça pour tous nos clients.» lAlors que cet entrepreneur a pris sur son week-end et est allé au-delà de ce qu'on attendait de lui, son client, dans les mois qui ont suivi, a remis au concours le contrat et choisi une autre société capable d’intervenir en urgence le week-end, avec un prix plus intéressant. Cette simple réponse a ruiné tous les efforts d'une relation qu'il avait instaurée, et ce malgré que son produit était commercialement excellent.
Qu'est-ce qu'il aurait fallu répondre dans ce cas de figure?
Il y a plusieurs possibilités. D’abord, comprendre que lorsqu’on nous dit merci, c'est un moment de pouvoir. Un moment qui permet d’activer un autre principe: la réciprocité. La bonne réponse aurait peut-être été de dire «je vous en prie et puisqu'on a résolu votre problème, est-ce qu'il y aurait un autre service ou un autre interlocuteur auquel vous aimeriez nous présenter afin qu'on puisse également proposer nos services?» Utiliser ce merci comme un moment d'opportunité est une façon d’user de notre influence de manière éthique.
Autre exemple: mener à bien une tâche que nous demande en urgence notre boss, qui va au-delà de notre cahier des charges. Le collaborateur qui s’exécute, peut affirmer par ce biais le principe d’unité :- «nous sommes des collègues, on se soutient mutuellement!». Bien sûr, il faut aussi s’assurer que cela ne devienne pas un acquis, un bénéfice sur le futur automatique, et que notre patron ne multiplie pas ce genre de demandes à la dernière minute, que ce soit par la manipulation ou le rapport de force. Par exemple, on pourrait le questionner: «que pourrions-nous faire pour que les choses soient mieux planifiées en amont?» Autre point important : si vous répondez: «ok, j’ai fait ce boulot en urgence mais à l’avenir, j’attends un retour d’ascenseur.» Dans les mécaniques comportementales, on s’est aperçu qu’imposer sa vision ou positionner l’autre en tant que débiteur, est contre-producteur. La réciprocité agit de manière automatique et si l’autre se sent contraint de vous donner en retour, cela ne marche pas.
Y-a-t-il une problématique qui revient souvent lorsque les entreprises font appel à vous?
La question la plus fréquente que l’on me pose, c’est: comment faire pour négocier avec des personnes difficiles ? Grâce aux travaux menés dans le cadre du programme de négociation d’Harvard, en psychologie sociale, notamment par Marshall Rosenberg (communication non violente) et Thomas Gordon (modèle de résolution de conflits), on voit que dans la vie de tous les jours, de petits ajustements peuvent apaiser bien des tensions. Aussi, les techniques de communication bienveillante, notamment utilisées au sein des HUG, à Genève, permettent de décrypter la partie latente de la communication, soit les ressentiments qu’une personne n'arrive pas à verbaliser. De petits efforts qui produisent de grands effets.