Le malaise ne vous aura pas échappé chez nos voisins français, cet été, où l’électorat a propulsé le parti d’extrême droite à des scores jamais égalés. En France comme dans de nombreux pays d’Europe, les extrêmes s’émancipent et la parole raciste se libère. Comment cette évolution se traduit dans le monde professionnel? Comment ces collaborateurs et collaboratrices vivent leurs «différences»? Retour en Suisse, avec les témoignages de trois personnes issues de l’immigration ou nées en Suisse de parents étrangers. Elles occupent des postes stratégiques. Elles ont la peau noire ou les yeux bridés. Toutes ont le dénominateur commun d’avoir dû lutter toute leur carrière contre un racisme latent qui ne dit pas son nom. Et ce dès les bancs de l’école.
Racisme latent et pression à la réussite
Elle est un visage connu des petits écrans romands, en tant que chroniqueuse. C’est aussi une personnalité qui compte dans le paysage entrepreneurial. Reste que, à 45 ans, Sylvie Makela détonne encore dans le paysage. Ce n’est pas faute d’avoir essayé d’entrer dans le moule. Elle prouve que, en 2024, être une femme noire issue de l’immigration reste un parcours compliqué: «C’est un fait, on ne naît pas avec les mêmes cartes. C’est uniquement en nommant le problème qu’on est capable de trouver des solutions, ensemble, pour le dépasser: en tant que personne racisée, savoir exploiter la marge de manœuvre qu’il existe toujours dans toute situation; en tant que personne blanche, prendre conscience de sa position, de ses biais et faire en sorte de les diminuer.»
Quand elle quitte sa RDC natale pour venir en Suisse, Sylvie Makela mène un parcours sans fausses notes. Jusqu’à travailler au sein de la direction communication et du marketing de la marque horlogère Ebel et dans la société de cosmétique de luxe Bulgari. «Sans vraiment m’en rendre compte, toute ma vie, j’ai fait des efforts considérables pour avoir un accent clair, neutre, un bon vocabulaire, une apparence plus qu’impeccable, une hygiène de vie irréprochable, une parfaite connaissance de la Suisse, une compréhension sans faille de ces milieux pour les intégrer. J’ai réalisé que c’était l’unique moyen de percer, être brillante et exiger une presque perfection pour moi-même. Je me suis perdue dans cette suradaptation. C’est une énorme pression de réussite. Mais aussi une énorme fatigue.»
Sylvie Makela se rend à l’évidence: «Dans l’organigramme, il n’y avait pas de femmes comme moi.» Pourtant, la cheffe d’entreprise n’a jamais subi de racisme à proprement parler. Il s’exprime de manière plus diffuse. Un exemple: alors qu’elle est Marketing Executive chez Ebel, elle reçoit un fournisseur venu proposer ses marchandises à l’entreprise. Le fournisseur l’ignore, mais c’est Sylvie qui est chargée de faire la première sélection. «Il me parle durant sept minutes de mon beau sourire et de la peau incroyable des femmes noires. Donc ce monsieur – qui pensait être reçu par le directeur – s’imagine que c’est OK de griller un quart de notre rendez-vous pour me parler de mon physique. Dans ce contexte professionnel, je ne pouvais pas l’envoyer péter.»
Au-delà de ces événements, c’est bien la pression à la réussite qui pèse sur les épaules des personnes racisées. Elles cherchent à prouver aux personnes qui leur ressemblent que c’est possible, malgré les défis et les préjugés, souvent inconscients. «Je suis une femme noire, issue de l’immigration, d’un milieu populaire. Le ‘si tu veux, tu peux’ n’existe pas. Je suis devenue féministe une fois que j’ai eu des enfants. Je pensais que l’égalité entre hommes et femmes existait avant ça. Je suis devenue militante antiraciste au moment où j’ai réalisé que la méritocratie n’existait pas», constate la cofondatrice des salons de coiffure Tribus Urbaines.
La nécessité de se sur-adapter
La suradaptation, c’est aussi l’histoire de vie de Damiano Biasciano. Né à La Chaux-de-Fonds d’une mère thaïlandaise et d’un père italien, il a longtemps été le seul racisé du coin. «Mes premiers pas dans la scolarité se sont faits au Locle.» Voyant bien qu’il est «différent», Damiano se fait discret, effacé, timide à l’école. La scolarité le traumatise et, vers 11-12 ans, il prend conscience qu’il y a un problème: «Je me suradaptais. J’étais OK avec les blagues de mauvais goût. Les flics qui te fouillent plus que les autres. Mais intérieurement, c’était la tempête.»
Pour valider sa maturité professionnelle commerciale, Damiano effectue son premier stage dans les RH. «J’ai vu ma supérieure écarter directement la candidature d’un homme noir. Je me suis dit que d’autres souffrent plus que moi...» Damiano poursuit ses études à la HE-Arc et obtient son bachelor en économie d’entreprise. «J’avais un sentiment de revanche. L’envie de la preuve par le diplôme, pour montrer à tous ces gens que je pouvais et surtout devais être au--dessus d’eux.» Ce qui ne l’empêche pas d’entendre encore des remarques derrière son dos. Notamment par «ce collègue de l’équipe d’en face qui demande aux autres où se trouve le chinetoque».
A 37 ans aujourd’hui et deux enfants plus tard qu’il a eus avec sa femme d’origine afghane, Damiano soutient les responsables de secteur en accompagnant la transformation sur le terrain chez Services Logistiques au sein de La Poste. Le père de famille s’est apaisé: «La discrimination existe, mais, maintenant, j’ose prendre la parole. J’ai découvert que j’étais extrêmement courageux et discipliné. Je n’ai plus besoin de la validation des autres et, surtout, je souhaite bonne chance à celui qui m’empêche d’être heureux!»
Les défis invisibles des minorités dans le monde du travail
A bientôt 34 ans, Djeson Disonama Muanza est également né en RDC d’une mère congolaise et d’un père angolais. Ce dernier se remarie en Suisse et s’installe à Neuchâtel avec son fils, qui a alors 4 ans. Malgré une scolarité «très chaotique» durant laquelle on «ne mise pas un centime» sur sa tête, il décroche un diplôme à la HEG-Arc et fait carrière chez Swatch avant de gagner son indépendance. Pour lui, un constat: le plafond de verre se construit dès l’enfance. «Le comportement des parents issus de l’immigration consiste toujours à ne jamais faire de vagues, à s’intégrer au plus vite. Ça vous conditionne. Je me rappelle les quelques fois où j’étais gêné de me présenter à un entretien d’embauche. Heureusement, j’ai un nom de famille qui peut passer pour italien. Certains recruteurs ont été surpris de découvrir que j’étais Noir.»
Grand voyageur, Djeson Disonama Muanza n’est pas «dans la victimisation» et se sent plutôt investi d’une mission d’éducation auprès des «collègues caucasiens». Mais cet effort est aussi une pression. Celle de l’exemplarité: «On doit travailler davantage que les autres; montrer que l’on peut faire comme les autres. On fait le service militaire, on paie nos impôts, on peut briguer des postes à responsabilités.» Cela n’empêche pas certains cas de racisme ordinaire, comme des collègues qui lui touchent les cheveux ou font des remarques sur ses habits aux motifs colorés.
Le trentenaire se souvient également de ses premiers pas dans le marketing numérique chez un concessionnaire automobile: «A l’issue de mon premier événement, j’ai reçu beaucoup d’éloges. Mon patron a voulu marquer le coup en prenant la parole publiquement. Il a souligné que son entreprise n’employait pas que des Blancs, mais aussi des Noirs et des gros. En voulant faire preuve d’inclusivité, il a fait dans le racisme ordinaire. Ce faux pas montre que l’on a toujours de la peine aujourd’hui à se mettre dans la peau de l’autre.»
C’est dans le monde du travail que les discri-minations raciales sont les plus fréquentes. Selon les chiffres de la Confédération, 69% des cas sont liés au monde professionnel. Une étude publiée en 2023 par l’Université de Neuchâtel, et relayée par la RTS, a montré, sur la base de candidatures fictives, que les demandeurs d’emploi noirs doivent envoyer 30% de candidatures en plus que les candidats blancs pour décrocher un entretien d’embauche.
En Suisse, plus de 1 million de personnes auraient subi des discriminations raciales ces cinq dernières années. Ces chiffres émanent de l’état des lieux dressé par le Service de lutte contre le racisme de la Confédération (SLR), publié en février 2024. Un pourcentage en hausse (17%) par rapport au dernier rapport de 2010 (10%). Les jeunes entre 15 et 24 ans sont les plus touchés, soit près d’un tiers des cas déclarés.