Près de 30% des professionnels de la génération Z en Suisse ne veulent pas devenir des cadres intermédiaires, selon une enquête récente du cabinet de recrutement Robert Walters. Les Anglo-Saxons ont donné un nom à ce refus déterminé de gravir les échelons: le conscious unbossing.
L’étude relève que 78% des jeunes interrogés estiment que les fonctions de cadres intermédiaires sont trop stressantes et peu gratifiantes. Et ce alors que 63% des employeurs pensent que ces positions de middle management jouent un rôle crucial pour leur organisation.
Des postes plus difficiles à pourvoir
«Nous constatons que de nombreuses entreprises ont du mal à pourvoir les postes de direction dans les secteurs où les connaissances spécialisées sont cruciales, comme la finance, l’informatique et l’ingénierie, explique Christian Atkinson, directeur pour la Suisse du cabinet Robert Walters qui a mené l’étude. En particulier, les postes d’encadrement intermédiaire, tels que les chefs d’équipe et les chefs de service, restent ouverts plus longtemps.»
Traditionnellement, devenir manager signifiait diriger une équipe et c’est tout. «Aujourd’hui, les organisations attendent de plus en plus d’un manager qu’il soit à la fois un expert et un gestionnaire de personnes. Cela signifie qu’il doit encadrer son équipe en participant activement, en partageant et en soutenant ses propres connaissances, plutôt que de diriger uniquement à partir d’une structure hiérarchique.» Et de remarquer qu’en raison de cette évolution, bon nombre de talents préfèrent de plus en plus souvent se concentrer sur leur domaine d’expertise plutôt que de basculer vers la gestion d’équipe.
Conflits et manque de reconnaissance
C’est le cas d’Olivier*, data scientist trentenaire dans une multinationale basée dans l’Arc lémanique, qui a testé le management… et décidé de ne pas y rester. «Dans mon précédent poste, par le jeu des départs, je me suis retrouvé, presque malgré moi, à endosser des responsabilités managériales. On m’a confié ces nouvelles responsabilités sans vraiment formaliser le poste.»
Ce qu’il a vu ne lui a pas plu. «On devient un peu la «maman» des collègues, qui venaient me voir au moindre problème: soucis personnels, insatisfactions sur leur évolution, conflits internes...» Il remarque aussi que devenir manager, c’est accumuler des tâches supplémentaires en plus de son vrai travail. «Et tout ça sur du temps qui n’est pas toujours reconnu. L’entreprise va facturer le travail effectué pour les clients, mais pas les heures consacrées au management, qu’il faut alors faire en parallèle, sans réelle compensation.» Autre point qui l’a rebuté: les exigences implicites liées au statut de cadre. «Les supérieurs attendent plus d’un manager, supposant qu’il sera toujours disponible, même en vacances.»
Aujourd’hui, Olivier assume pleinement son choix de ne pas vouloir devenir manager. «Mes responsables essaient de me pousser vers une nouvelle promotion, avec plus d’implication managériale. Mais pour quoi faire? Je suis bien là où je suis. Il y a toujours cette pression sociale qui pousse à aller plus haut, comme si ne pas devenir manager, c’était stagner. Mais évoluer, ce n’est pas forcément gravir des échelons.»
Un avis partagé par Guillaume Alexandre, spécialiste du recrutement, lui aussi passé par la case manager avant d’en revenir. «J’ai fait le saut du management, qui était «obligatoire» pour progresser, et j’ai détesté. Quand l’équipe performait, c’était grâce à elle, et dès qu’il y avait un problème, c’était sur mes épaules. D’autant plus que ce qui me plaît vraiment, c’est appeler des candidats, explorer, apprendre et développer une expertise dans mon domaine.»
Aujourd’hui, le quadragénaire accompagne les entreprises en tant qu’expert externe avec sa société Gates Solutions. «J’ai choisi d’évoluer seul car les postes non managériaux avec mon niveau d’expérience n’existent tout simplement pas dans les entreprises traditionnelles.»
Un choix parmi d’autres
Guillaume Alexandre estime qu’imposer le management comme unique voie d’évolution correspond à une vision dépassée. «Avec le morcellement des tâches et la spécialisation des métiers, la voie d’expertise fait du sens au moins autant que la voie managériale.» Et d’insister sur l’importance pour les entreprises d’adapter leurs modèles. «Face à la révolution technologique en cours, elles ont tout intérêt à cartographier les compétences, encourager les mouvements transversaux et valoriser les parcours d’experts. Le management ne doit plus être un aboutissement obligatoire mais un choix parmi d’autres.»
Avec la spécialisation des métiers et le morcellement des tâches, la voie d’expertise pourrait être autant valorisée que la voie managériale.
Guillaume Alexandre cite l’exemple de l’entreprise Michelin. «Chez eux, un ingénieur peut passer quelques années dans le recrutement ou les ventes avant de revenir à son métier d’origine. Ce genre d’approche, centrée sur la mobilité interne, va devenir de plus en plus prisée dans un futur proche.»
S’y ajoute la question de l’équilibre entre vie professionnelle et privée. «Le travail à domicile et les horaires flexibles sont aujourd’hui considérés comme indispensables par les professionnels suisses, et une promotion ne devrait pas les compromettre, souligne Christian Atkinson, du cabinet Robert Walters. Depuis l’avènement d’outils numériques tels que Microsoft Teams, il est devenu beaucoup plus facile de gérer des équipes à distance, ce qui rend la présence physique quotidienne au bureau moins nécessaire. Les entreprises qui s’accrochent à l’idée que les cadres doivent être présents en permanence au bureau risquent de passer à côté de talents.»
* Nom connu de la rédaction